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train qu’à Vienne, et surtout que dans cette misérable cour ou plutôt caserne de Berlin. La cour de l’archiduchesse gouvernante des Pays-Bas était également un royal endroit pour nous autres chevaliers du cornet et galants adorateurs de la Fortune ; tandis que parmi ces ladres de républicains hollandais, ou ces mendiants de républicains suisses, il était impossible à un gentilhomme de gagner sa vie sans être molesté.

Après notre mésaventure de Manheim, mon oncle et moi nous partîmes pour le duché de X… Le lecteur pourra trouver assez facilement l’endroit, mais je ne me soucie pas d’imprimer tout au long les noms de quelques illustres personnes dans la société desquelles je tombai alors, et parmi lesquelles je jouai un rôle dans une très-étrange et tragique aventure.

Il n’était pas de cour en Europe où les étrangers fussent mieux reçus qu’à celle du noble duc de X… ; il n’en était pas où l’on fût plus avide de plaisir et où on en jouît plus splendidement. Le prince n’habitait pas sa capitale de S… ; mais imitant sous tous les rapports le cérémonial de la cour de Versailles, il s’était bâti un magnifique palais à quelques lieues de là, et, autour de son palais, une superbe ville aristocratique, entièrement habitée par sa noblesse et par les officiers de sa cour somptueuse. Le peuple était assez durement pressuré, il est vrai, pour subvenir à cette splendeur, car les États de Son Altesse étaient petits, et aussi vivait-il sagement à l’écart dans une sorte d’imposante retraite, se montrant rarement dans sa capitale, et ne voyant d’autres visages que ceux de ses fidèles serviteurs et officiers. Son palais et ses jardins de Ludwigslust étaient exactement sur le modèle français. Deux fois par semaine il y avait réception à la cour, et grand gala deux fois par mois. Il y avait le plus bel Opéra après celui de la France, et un ballet sans égal en splendeur, pour lequel Son Altesse, grand amateur de musique et de danse, dépensait des sommes prodigieuses. C’est peut-être parce que j’étais jeune alors, mais je crois n’avoir jamais vu un tel assemblage de beautés brillantes qu’il en figurait sur le théâtre de la cour, dans les grands ballets mythologiques qui étaient alors à la mode, et où vous voyiez Mars en escarpins à talons rouges et en perruque, et Vénus avec des mouches et des paniers. Ils disent que ce costume est inexact, et ils l’ont changé depuis ; mais, pour ma part, je n’ai jamais vu de Vénus plus adorable que la Coralie, qui était la principale danseuse, et je ne trouvais rien à redire aux nymphes ses suivantes, avec leurs robes à queue, leurs barbes et leur poudre. Ces représentations avaient lieu deux fois la semaine, après quoi