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de fermer la banque pour ce soir-là, disant que nous n’avions joué que par plaisanterie, et que maintenant nous en avions assez.

Mais Pippi, qui s’était querellé avec moi dans la journée, avait mis dans sa tête de persister, et le résultat fut que les étudiants continuèrent de jouer et de gagner ; puis ils prêtèrent de l’argent aux officiers qui se mirent à gagner aussi ; et de cette ignoble manière, dans une salle de taverne empuantie de fumée de tabac, sur une table de sapin tachée de bière et de liqueur, contre un tas de subalternes affamés et une paire d’étudiants imberbes, trois des plus habiles et renommés joueurs de l’Europe perdirent dix-sept cents louis. J’en rougis encore quand j’y songe. C’était Charles XII ou Richard Cœur de Lion tombant devant une misérable forteresse et sous une main inconnue (comme l’a écrit mon ami, M. Johnson), et c’était en réalité une honteuse défaite.

Et ce ne fut pas la seule. Quand nos pauvres vainqueurs furent partis, éblouis du trésor que la fortune avait jeté devant leurs pas (un de ces étudiants s’appelait le baron de Clootz, peut-être celui qui plus tard perdit sa tête à Paris), Pippi recommença la querelle du matin, et de très-gros mots furent échangés entre nous. Entre autres choses que je me rappelle, je le terrassai d’un coup d’escabeau et je voulais le jeter par la fenêtre ; mais mon oncle, qui était de sang-froid et qui avait fait maigre avec sa solennité habituelle, s’interposa entre nous, et une réconciliation eut lieu, Pippi faisant des excuses et convenant d’avoir eu tort.

J’aurais dû, toutefois, douter de la sincérité de ce perfide Italien ; vraiment, comme je n’avais jamais cru un mot de ce qu’il disait, je ne sais pas pourquoi je fus assez sot pour m’y fier cette fois, et aller me coucher en lui laissant la clef de notre caisse. Elle contenait, après notre perte avec les cuirassiers, en billets et argent, près de huit mille livres sterling. Pippi insista pour que notre réconciliation fût ratifiée avec un bol de vin chaud, et je ne doute pas qu’il n’y ait mis quelque drogue soporifique, car mon oncle et moi nous ne nous réveillâmes que très-tard le lendemain matin, et avec de violents maux de tête et la fièvre. Nous ne nous levâmes pas avant midi. Il était parti depuis douze heures laissant notre trésor vide, et derrière lui une sorte de calcul par lequel il s’efforçait d’établir que c’était sa part des profits, et que toutes les pertes avaient été encourues sans son consentement.

Ainsi, après dix-huit mois, il fallait recommencer sur nou-