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régnant, quelque intrigue d’une maîtresse désappointée, ou quelque querelle avec le ministre de la police. Si ce dernier n’était pas acheté ou influencé, rien n’était plus commun pour nous que de recevoir un ordre subit de départ, et ainsi, forcément, nous menions une vie errante et décousue.

Si les gains d’une pareille vie sont, comme j’ai dit, très-grands, les dépenses aussi sont énormes. Notre extérieur et notre train de maison étaient trop magnifiques pour l’esprit étroit de Pippi, qui se récriait toujours sur mon extravagance, quoique obligé d’avouer que sa propre mesquinerie et sa parcimonie n’auraient jamais obtenu les grandes victoires que ma générosité avait remportées. Malgré tout notre succès, notre capital n’était pas très-grand. Ce que nous avions dit au duc de Courlande, par exemple, était pure fanfaronnade, du moins en ce qui concernait les deux cent mille florins à trois mois. Nous n’avions pas de crédit et pas d’autre argent que celui qui était sur table, et nous eussions été obligés de fuir si Son Altesse eût gagné et accepté nos billets. Parfois aussi nous étions rudement atteints. Une banque est presque une certitude ; mais de temps en temps il survient un mauvais jour, et les hommes qui ont du courage dans la bonne chance devraient au moins en montrer dans la mauvaise ; de ces deux tâches, croyez-moi, la première est la plus difficile.

Une de ces mauvaises chances nous arriva sur le territoire du duc de Baden, à Manheim. Pippi, qui était toujours aux aguets pour nous trouver de la besogne, offrit de faire une banque à l’auberge où nous étions descendus, et où soupaient les officiers des cuirassiers du duc ; en conséquence, on organisa un petit jeu, et quelques misérables écus et louis changèrent de main, plutôt, je crois, à l’avantage de ces pauvres gentilshommes de l’armée, qui certainement sont les plus pauvres diables qu’il y ait sous le soleil.

Mais le malheur voulut qu’une couple de jeunes étudiants de l’université de Heidelberg, qui étaient venus à Manheim pour toucher leur trimestre, furent présentés à la table, et n’ayant jamais joué auparavant, commencèrent par gagner, comme c’est toujours le cas. Le malheur voulut aussi qu’ils fussent gris, et contre l’ivresse j’ai souvent remarqué que les meilleurs calculs au jeu échouent entièrement. Ils jouaient de la manière la plus insensée, et pourtant ils gagnaient toujours. Chaque carte pour laquelle ils pariaient leur était favorable. Ils nous avaient gagné cent louis en dix minutes ; et voyant que Pippi devenait de mauvaise humeur et que la chance était contre nous, j’étais d’avis