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bien connu dans toutes les cours de l’Europe, le comte Alessandro Pippi, un aussi habile joueur qu’on en ait jamais vu ; mais il a tourné abominablement depuis peu, et j’ai découvert que monsieur le comte n’était qu’un imposteur. Mon oncle était estropié, comme j’ai dit ; Pippi, comme tous les imposteurs, était un poltron ; c’était mon adresse sans rivale à l’épée, et mon empressement à la tirer, qui maintenaient la réputation de la banque, pour ainsi dire, et réduisaient au silence maint timide joueur qui aurait hésité à payer ses pertes. Nous jouions toujours sur parole avec tout le monde ; tout le monde, c’est-à-dire les gens d’honneur et de noble lignage. Nous ne tourmentions jamais ceux que nous avions gagnés, et nous ne refusions pas de recevoir des billets d’eux au lieu d’or. Mais malheur à l’homme qui ne payait point à l’échéance ! Il était sûr de voir Redmond de Balibari se présenter chez lui avec son billet, et je vous promets qu’il y avait fort peu de mauvaises dettes ; au contraire, on était reconnaissant de nos ménagements, et notre réputation d’honneur était inattaquée. Dans ces derniers temps, un vulgaire préjugé national s’est plu à jeter une tache sur le caractère des gens d’honneur qui exercent la profession de joueurs. Mais je parle du bon vieux temps de l’Europe, avant que la lâcheté de l’aristocratie française dans la honteuse Révolution qui l’a traitée comme elle le méritait, n’eût causé le discrédit et la ruine de notre ordre. Les gens crient haro maintenant sur les hommes qui jouent ; mais je voudrais savoir si leurs moyens d’existence sont beaucoup plus honorables que les nôtres. L’agent de change qui joue la hausse et la baisse, et vend, et achète, et tripote, avec les valeurs en dépôt, et trafique des secrets d’État, qu’est-il, sinon un joueur ? Le marchand qui fait le commerce du thé et de la chandelle, est-il quelque chose de mieux ? Ses balles de sale indigo sont ses dés ; ses cartes lui arrivent chaque année au lieu de toutes les dix minutes, et la mer est son tapis vert. Vous appelez la robe une profession honorable, où un homme ment pour quiconque le paye, écrase la pauvreté pour toucher des honoraires de la richesse, écrase le juste parce que l’injuste est son client. Vous appelez honorable un médecin, un escroc de charlatan, qui ne croit point aux élixirs qu’il prescrit, et vous prend votre guinée pour vous avoir dit à l’oreille qu’il fait beau ce matin ; tandis qu’un galant homme qui s’assoit devant un tapis vert et provoque tous les arrivants, son argent contre le leur, sa fortune contre leur fortune, est proscrit par votre monde moral d’à présent. C’est une conspiration des classes moyennes contre les gentilshommes, c’est le