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mon oncle, qui m’avait accompagné sur le terrain ; et je vous promets qu’aucun des jeunes gentilshommes ne mit plus en question l’authenticité de ma généalogie, et ne rit plus de ma couronne irlandaise.

Quelle délicieuse vie nous menions à présent ! Je vis que j’étais né gentilhomme, rien qu’au goût que je pris à la besogne, car réellement c’en était une. Quoique cela semble tout plaisir, cependant j’assure à toutes les personnes de basse condition qui pourront lire ceci, que nous autres, leurs supérieurs, nous avons à travailler aussi bien qu’elles ; si je ne me levais qu’à midi, est-ce que je n’avais pas été au jeu bien longtemps après minuit ? Maintes fois nous sommes rentrés nous coucher comme les troupes se rendaient à la parade du matin, et quel bien cela me faisait au cœur d’entendre les clairons sonner la diane avant le point du jour, ou de voir les régiments aller à l’exercice, et de penser que je n’étais plus assujetti à cette dégoûtante discipline, mais rendu à ma condition naturelle !

J’y entrai de plein saut, et comme si je n’avais jamais fait autre chose de ma vie. J’avais un valet de chambre, un friseur français pour me coiffer le matin ; je connaissais le goût du chocolat presque par intuition, et pouvais distinguer entre le véritable espagnol et le français avant d’avoir été une semaine dans ma nouvelle position. J’avais des bagues à tous les doigts, des montres dans mes deux goussets, des camées, des bijoux et des tabatières de toute sorte, et chacune surpassant l’autre en élégance ; j’avais un meilleur goût naturel que personne pour la dentelle et la porcelaine. Je pouvais juger d’un cheval aussi bien qu’aucun maquignon de l’Allemagne ; à la chasse à tir et aux exercices athlétiques j’étais sans rival ; l’orthographe, je ne dis pas ; mais je savais parler admirablement l’allemand et le français ; j’avais au moins douze habits complets, trois richement brodés d’or, deux galonnés d’argent, une pelisse de velours grenat garnie de zibeline, une de gris français, galonnée d’argent et garnie de chinchilla. J’avais des robes de chambre en damas. Je prenais des leçons de guitare, et chantais des canons français d’une façon exquise. Où trouver, dans le fait, un gentilhomme plus accompli que Redmond de Balibari ?

Tout le luxe qui convenait à mon rang ne pouvait pas, comme de raison, s’acheter sans crédit ni argent, et pour s’en procurer, comme notre patrimoine avait été dissipé par nos ancêtres, et que nous étions au-dessus de la vulgarité, et des lents profits et chances douteuses du commerce, mon oncle tenait une banque de pharaon. Nous étions associés avec un Florentin