Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/125

Cette page a été validée par deux contributeurs.

avec d’adorables Excellences, que dis-je ! avec les Altesses, et les transparences elles-mêmes ; qui pouvait rivaliser avec le galant et jeune noble irlandais ? Qui aurait supposé que sept semaines auparavant j’étais un simple… bah ! J’ai honte d’y penser ! Un des plus agréables moments de ma vie fut à un grand gala au palais électoral, où j’eus l’honneur de valser une polonaise avec la margrave de Bayreuth, en personne, la propre sœur du vieux Fritz ; du vieux Fritz dont j’avais porté la livrée de gros drap bleu, dont j’avais blanchi les ceinturons, et dont j’avais avalé pendant cinq années les abominables rations de petite bière et de choucroute.

Ayant gagné au jeu, d’un gentilhomme italien, un carrosse anglais, mon oncle fit peindre nos armes sur les panneaux d’une façon plus splendide que jamais, surmontées (comme nous descendions des anciens rois) d’une couronne irlandaise, magnifique de dimension et de dorure. J’avais cette royale couronne gravée sur une grande améthyste que je portais en bague à mon index ; et je ne me gênerai pas pour avouer que j’avais coutume de dire que ce joyau était dans ma famille depuis plusieurs milliers d’années, ayant originairement appartenu à mon ancêtre direct, feu Sa Majesté le roi Brian Boru ou Barry. Je vous réponds que les légendes du Herald’s College ne sont pas plus authentiques que ne l’était la mienne.

D’abord le ministre et les gentilshommes de l’hôtel anglais furent passablement réservés avec nos deux seigneuries irlandaises, et contestèrent nos prétentions. Le ministre était un fils de lord, il est vrai, mais il était également le petit-fils d’un épicier, et je le lui dis au bal masqué du comte de Lobkowitz. Mon oncle, comme un noble gentilhomme qu’il était, connaissait la généalogie de toutes les familles considérables de l’Europe. Il disait que c’était la seule érudition qui convînt à un gentilhomme ; et quand nous n’étions point aux cartes, nous passions des heures sur Gwillim ou d’Hozier, à lire les généalogies, à apprendre les blasons, et à nous mettre au courant des parentés de notre classe. Hélas ! cette noble science est maintenant tombée en discrédit : il en est de même des cartes, études et passe-temps sans lesquels j’ai peine à concevoir qu’un homme d’honneur puisse exister.

Ma première affaire avec un homme de qualité incontestable eut lieu, à propos de ma noblesse, avec le jeune sir Rumford Bumford, de l’ambassade anglaise, mon oncle envoyant en même temps un cartel au ministre, qui refusa de venir. Je blessai sir Rumford à la jambe, au milieu des larmes de joie de