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Cette grande difficulté étant levée, mylord Bagwig prêta à mon père son yacht, qui était alors au Pigeon-House, et la charmante Bell Barry se décida à s’enfuir avec lui en Angleterre, quoique ses parents fussent opposés à cette union, et que ses amoureux (comme je l’ai ouï dire des milliers de fois) fussent des plus nombreux et des plus riches de tout le royaume d’Irlande. Ils furent mariés au Savoy, et mon grand-père étant mort très-peu de temps après, Harry Barry, Esquire, prit possession de sa propriété paternelle, et soutint notre illustre nom avec honneur à Londres. Il blessa le fameux comte Tiercelin, derrière Montague-House ; il fut membre du club de White, et habitué de tous les chocolatiers ; et ma mère, de son côté, ne fit pas une médiocre figure. Enfin, après son grand jour de triomphe devant Sa sacrée Majesté, à Newmarket, la fortune de Harry fut sur le point d’être faite, car le gracieux monarque promit de le pourvoir. Mais, hélas ! ce soin fut pris par une autre Majesté, dont la volonté n’admet ni délai ni refus, à savoir, par la mort, qui se saisit de mon père aux courses de Chester, me laissant orphelin et sans ressources. Paix à ses cendres ! Il n’était pas sans défauts, et dissipa toute notre fortune princière de famille ; mais jamais plus brave compagnon ne vida un rouge-bord ou n’appela un dé, et il allait à six chevaux en homme du grand monde.

Je ne sais si Sa gracieuse Majesté fut très-affectée de cette mort subite de mon père, quoique ma mère dise qu’il versa quelques larmes royales à cette occasion. Mais elles ne nous servirent à rien ; et tout ce qui fut trouvé dans la maison pour la femme et les créanciers fut une bourse de quatre-vingt-dix guinées, que ma chère mère prit naturellement avec l’argenterie de sa famille, et la garde-robe de mon père et la sienne ; et les mettant dans notre grand carrosse, elle partit pour Holyhead, d’où elle s’embarqua pour l’Irlande. Le corps de mon père nous accompagna dans le plus beau cercueil à panaches que l’argent pût acheter ; car bien que, de son vivant, le mari et la femme eussent eu de fréquentes querelles, cependant, à la mort de mon père, sa fière veuve oublia tous ses griefs, l’enterra de la façon la plus grandiose qu’on eût vue de longtemps, et lui érigea un monument (que je payai dans la suite) qui le proclamait le plus sage, le plus irréprochable et le plus affectueux des hommes.

En s’acquittant de ces tristes devoirs envers son époux défunt, la veuve dépensa presque jusqu’à sa dernière guinée, et, vraiment, elle en aurait dépensé bien davantage si elle avait fait droit au tiers des demandes d’argent que lui attirèrent ces céré-