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est simple. Si, par exemple, j’essuyais la poussière d’une chaise avec ma serviette, c’était pour indiquer que l’ennemi était fort en carreau ; si je la poussais, il avait l’as et le roi ; si je disais : « Punch ou vin, milord ? » cela voulait dire cœur ; si : « Vin ou punch ? » trèfle ; si je me mouchais, c’était pour annoncer que l’antagoniste avait aussi un compère ; et alors, je vous le garantis, il se faisait de jolis tours d’adresse. Milord Deuceace, quoique si jeune, était très-fort aux cartes, de toute manière ; et ce ne fut qu’en entendant Frank Punter, qui était venu avec lui, bâiller trois fois quand le chevalier avait l’as d’atout, que je sus que nous étions grecs contre grecs.

J’étais d’une innocence parfaite ; et M. de Potzdorff en riait de tout cœur, quand je lui portais mes petits rapports au pavillon en dehors de la ville où il me donnait rendez-vous. Il va sans dire que ces rapports étaient concertés d’avance entre mon oncle et moi. J’avais pour instructions (et cela vaut toujours bien mieux) de dire autant la vérité que mon histoire pouvait l’admettre. Lorsque, par exemple ; il me demandait :

« Que fait le chevalier dans la matinée ?

— Il va régulièrement à l’église (il était très-religieux), et après la messe il rentre déjeuner. Puis il prend l’air dans sa voiture jusqu’au dîner, qui se sert à midi. Après dîner, il écrit ses lettres, s’il en a à écrire ; mais il a fort peu de chose à faire en ce genre. Ses lettres sont à l’envoyé autrichien, avec lequel il correspond, mais qui ne le reconnaît pas, etc. ; et, étant écrites en anglais, comme de raison je regarde par-dessus son épaule. Il écrit en général pour demander de l’argent. Il dit en avoir besoin pour gagner les secrétaires du trésor afin de découvrir d’où viennent réellement les ducats altérés ; mais, dans le fait, il en a besoin pour jouer le soir, et faire sa partie avec Calsabigi, l’entrepreneur de la loterie, les attachés russes, deux attachés de l’ambassade anglaise, milords Deuceace et Punter, qui jouent un jeu d’enfer, et quelques autres. La même société se réunit tous les soirs à souper ; il est rare qu’il y ait des femmes, celles qui viennent sont principalement des Françaises, appartenant au corps de ballet. Il gagne souvent, mais pas toujours. Lord Deuceace est un très-beau joueur. Le chevalier Elliot, le ministre d’Angleterre, vient quelquefois, et alors les secrétaires ne jouent pas. M. de Balibari dîne aux ambassades, mais en petit comité, et non les jours de grande réception. Calsabigi, je crois, est son compère au jeu. Il a gagné dernièrement, mais la semaine d’avant il avait mis son solitaire en gage pour quatre cents ducats.