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je dois l’avouer, n’était rien moins que séduisant ; et puis, le rouge dont ses joues étaient enduites avait tout coulé sous les larmes qu’il avait versées en me recevant. « Les femmes m’ont fait faire bien des sottises, mon cher Redmond : j’ai le cœur tendre, de ma nature, et en ce moment même, à soixante-deux ans, je n’ai pas plus d’empire sur moi-même que lorsque Peggy O’Dwyer se jouait de moi à seize.

— Ma foi, monsieur, dis-je en riant, je crois que cela tient de famille. »

Et je lui décrivis, à son grand amusement, ma passion romanesque pour ma cousine, Nora Brady. Il reprit son récit :

« Les cartes sont maintenant mon seul moyen d’existence. Quelquefois je suis en veine, et alors j’emploie mon argent à acheter les bijoux que vous voyez. C’est un avoir, voyez-vous bien, Redmond, et le seul moyen que j’aie trouvé de garder quelque chose. Quand la chance tourne, contre moi, eh bien, mon cher, mes diamants vont chez les prêteurs sur gages, et je porte du faux. L’ami Moïse, l’orfèvre, me rendra visite aujourd’hui même, car le sort m’a été contraire toute la semaine passée, et il faut que je me procure de l’argent pour la banque de ce soir. Connaissez-vous les cartes ? »

Je répondis que je savais jouer comme le savent les soldats, mais que je n’étais pas très-habile.

« Nous nous exercerons ce matin, dit-il, et je vous enseignerai une ou deux choses qui valent la peine d’être sues »

Naturellement j’étais bien aise de trouver une telle occasion de m’instruire, et je témoignai la satisfaction que j’aurais à recevoir les leçons de mon oncle.

Ce que le chevalier me raconta de lui me fit une impression assez désagréable. Toute sa fortune était sur son dos, comme il disait. Son carrosse, si bien doré, faisait partie de son fond de commerce. Il avait une espèce de mission à la cour d’Autriche : c’était de découvrir si une certaine quantité de ducats altérés, dont on avait suivi la trace jusqu’à Berlin, provenaient du trésor du roi ; mais le but réel de M. de Balibari était le jeu. Il y avait là un jeune attaché de l’ambassade d’Angleterre, milord Deuceace, plus tard vicomte et comte de Crabs dans la pairie anglaise, qui jouait gros jeu ; et ce fut sur la nouvelle de la passion de ce jeune seigneur anglais que mon oncle, alors à Prague, se détermina à visiter Berlin et à le provoquer au jeu ; car il existe une sorte de chevalerie parmi les gentilshommes du cornet : la réputation des grands joueurs est répandue par toute l’Europe. J’ai vu le chevalier de Casanova, par exemple,