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Mon capitaine, le rusé gredin, me donna de sa conversation avec son oncle une version très-différente de celle que je savais être la véritable, et me dit en souriant : « Redmond, j’ai parlé au ministre de tes services[1], et ta fortune est faite. Nous te ferons sortir de l’armée, nous te nommerons au bureau de police, et te procurerons une place d’inspecteur des douanes ; enfin, nous te mettrons à même de te mouvoir dans une sphère meilleure que celle où la fortune t’a placé jusqu’ici. »

Quoique je ne crusse pas un mot de ce discours, j’affectai d’en être très-touché, et, comme de raison, je jurai une éternelle reconnaissance au capitaine pour ses bontés envers le pauvre proscrit irlandais.

« Votre service chez le ministre de Hollande m’a beaucoup plu. Voici une autre occasion dans laquelle vous pouvez nous être utile ; et si vous réussissez, comptez sur votre récompense.

— Quel est ce service, monsieur ? dis-je ; je ferai tout au monde pour un si bon maître.

— Il est arrivé depuis peu à Berlin, dit le capitaine, un gentilhomme au service de l’impératrice-reine, qui s’appelle le chevalier de Balibari, et porte le cordon rouge et le crachat de l’ordre papal de l’Éperon. Il parle italien ou français indifféremment ; mais nous avons quelque raison de supposer que ce M. de Balibari est de votre pays d’Irlande. Avez-vous jamais entendu parler de ce nom de Balibari en Irlande ?

— Balibari ! Ballyb… ? » Une idée soudaine me traversa l’esprit. « Non, monsieur, dis-je, je n’en ai jamais entendu parler.

— Il faut entrer à son service. Comme de raison, vous ne saurez pas un mot d’anglais ; et si le chevalier vous fait des questions au sujet de votre accent, dites que vous êtes Hon-

  1. Les services dont parle ici M. Barry ont été, et à dessein, nous le supposons, décrits par lui dans des termes très-ambigus. Il est fort probable qu’il était employé à servir à la table des étrangers à Berlin, et à rapporter au ministre de la police toutes les nouvelles relatives à ceux qui pouvaient intéresser le moins du monde le gouvernement. Le grand Frédéric ne recevait jamais personne sans prendre ces précautions hospitalières ; et quant aux duels qu’a M. Barry, nous sera-t-il permis d’émettre un doute sur le nombre de ses combats ? On remarquera, dans un ou deux autres passages de ses Mémoires, que toutes les fois qu’il est dans une fausse position, ou fait quelque chose que le monde ne considère pas d’ordinaire comme très-honorable, un duel, où il est victorieux, est sûr d’arriver ; d’où il conclut qu’il est un homme d’un honneur incontestable.