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Si l’argent de la bonne âme fut assez vite dépensé, je ne fus pas long à m’en procurer d’autre ; car j’avais cent moyens pour cela, et étais devenu le favori du capitaine et de ses amis. Tantôt c’était Mme Von Dose qui me donnait un frédéric d’or pour lui avoir apporté un bouquet ou une lettre du capitaine ; tantôt c’était, au contraire, le vieux conseiller privé qui me régalait d’une bouteille de vin du Rhin, et me glissait dans la main un ou deux dollars, afin d’avoir de moi des renseignements sur la liaison de mon capitaine et de sa femme. Mais quoique je ne fusse pas assez sot pour ne pas prendre son argent, vous pouvez être sûr que je n’étais pas assez peu honorable pour trahir mon bienfaiteur, et le mari tirait fort peu de chose de moi. Quand le capitaine et la dame se brouillèrent, et qu’il se mit à faire la cour à la riche fille du ministre de Hollande, je ne sais combien de lettres et de guinées l’infortunée Tabaks Räthinn me donna, afin que je lui ramenasse son amant. Mais ces retours sont rares en amour ; et le capitaine ne faisait que rire de ses soupirs et de ses supplications. Dans la maison de Mynheer Van Guldensack, je me rendis si agréable du petit au grand, que j’y devins tout à fait intime, et y eus connaissance d’un ou deux secrets d’État qui surprirent et charmèrent très-fort mon capitaine. Ces petits renseignements, il les porta à son oncle, le ministre de la police, qui, sans nul doute, en fit son profit ; et je commençai ainsi à être reçu sur un pied tout à fait confidentiel par la famille Potzdorff, et je devins un soldat purement nominal, ayant la permission de paraître en habit bourgeois (et en habit fort bien fait, je vous assure) et de me donner une foule de jouissances qu’enviaient mes pauvres diables de camarades. Quant aux sergents, ils étaient aussi civils pour moi que pour un officier ; c’eût été risquer leurs galons que d’offenser une personne qui avait l’oreille du neveu du ministre. Il y avait dans ma compagnie un jeune garçon du nom de Kurz, qui avait cinq pieds six pouces en dépit de son nom, et à qui j’avais sauvé la vie à la guerre. Le drôle ne s’avisa-t-il pas, après que je lui eus raconté une de mes aventures, de m’appeler espion et délateur, et de m’inviter à ne plus le tutoyer, comme c’est l’usage entre les jeunes gens lorsqu’ils sont très-intimes ! Je ne pus faire autrement que de lui demander raison ; mais je ne lui en voulais pas. Je le désarmai en un clin d’œil ; et, quand je fis voler son épée par-dessus sa tête, je lui dis : « Kurz, avez-vous jamais connu un homme coupable d’une bassesse qui fasse ce que je fais en ce moment ? » Cela fit taire le reste des mécontents, et personne ne se railla de moi après cela.