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n’est pas si noir qu’on le fait, » disais-je en riant ; et la plupart de ces dames s’accordaient à reconnaître que le soldat était tout aussi bien élevé que le capitaine ; et, en effet, comment en eût-il été autrement, vu mon éducation et ma naissance ?

Quand je fus suffisamment bien dans ses papiers, je lui demandai la permission d’adresser une lettre en Irlande à ma pauvre mère, à qui je n’avais pas donné de mes nouvelles depuis longues années, car les lettres des soldats étrangers n’étaient jamais reçues à la poste, de peur de réclamations et de tracasseries de la part de leurs parents. Mon capitaine se chargea de faire parvenir la lettre, et, comme je savais qu’elle serait ouverte, j’eus soin de la lui remettre cachetée, lui témoignant ainsi ma confiance. Mais la lettre, comme vous pouvez l’imaginer, était écrite de façon à ne pas me faire de tort si elle était interceptée. Je priais mon honorée mère de me pardonner d’avoir fui de chez elle. Je disais que mon extravagance et les folies que j’avais faites dans mon pays y avaient, je le savais bien, rendu mon retour impossible ; mais que, du moins, elle serait aise d’apprendre que j’étais très-bien et très-heureux au service du plus grand monarque de l’univers, et que la vie de soldat m’était très-agréable ; et j’ajoutais que j’avais trouvé un bon protecteur et patron, qui, je l’espérais, ferait quelque jour pour moi ce que je la savais hors d’état de faire elle-même. J’offrais mes souvenirs à toutes les filles du château de Brady, les nommant toutes, de Biddy à Becky, et je signais, comme je pouvais le faire en toute sincérité, son affectionné fils, Redmond Barry, de la compagnie du capitaine Potzdorff, régiment d’infanterie de Bulow, en garnison à Berlin. Je lui racontai aussi une charmante histoire du roi chassant à coups de pied dans l’escalier le chancelier et trois juges, ce qu’il avait fait un jour que j’étais de garde à Potsdam, et je dis que j’espérais que nous aurions bientôt une autre guerre, où je pourrais devenir officier. Dans le fait, vous auriez pu croire que ma lettre était du plus heureux garçon du monde, et je n’étais pas du tout fâché d’abuser ma bonne mère à cet égard.

Je fus sûr que ma lettre avait été lue, car le capitaine Potzdorff, quelques jours après, se mit à me questionner sur ma famille, et, tout bien considéré, je lui dis assez franchement ce qui en était. J’étais un cadet de bonne famille ; mais ma mère était presque ruinée, et avait tout juste de quoi vivre avec ses huit filles, que je nommai. J’étais allé étudier le droit à Dublin, où j’avais fait des dettes et vu mauvaise compagnie ; j’avais tué un homme en duel, et je serais pendu ou emprisonné par sa puissante famille si