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paye était tout juste suffisante pour nous empêcher de mourir de faim ; et comme j’ai toujours aimé le plaisir, et que la position où nous étions à présent, au milieu de la capitale, nous interdisait de recourir à ces moyens de lever des contributions qui sont toujours assez faciles en temps de guerre, je fus obligé d’adopter le seul qui me restât de pourvoir à mes dépenses, et, en un mot, je devins l’ordonnance ou le valet de chambre militaire confidentiel de mon capitaine. J’avais dédaigné cet office plusieurs années auparavant, quand on me l’avait offert au service anglais ; mais la position est différente à l’étranger ; d’ailleurs, pour dire la vérité, après cinq années passées dans les rangs, la fierté d’un homme se soumet à mainte humiliation qui lui serait insupportable dans une position indépendante.

Le capitaine était un jeune homme et s’était distingué pendant la guerre, sans quoi il ne serait jamais arrivé à ce grade de si bonne heure. Il était, de plus, neveu et héritier du ministre de la police, M. de Potzdorff, parenté qui, sans aucun doute, avait aidé à l’avancement du jeune gentilhomme. Le capitaine de Potzdorff était un officier passablement sévère à la parade ou à la caserne, mais il était assez facile à mener par la flatterie. Je lui gagnai le cœur en premier lieu par la manière dont je faisais ma queue (le fait est qu’elle était plus joliment arrangée que celle d’aucun homme du régiment), et ensuite je gagnai sa confiance par mille petits moyens et compliments que, étant moi-même gentilhomme, je savais mettre en usage. Il était homme de plaisir, et il l’était plus ouvertement que la plupart des gens dans cette rigide cour du roi ; il était généreux, ne regardait point à l’argent, et avait une grande affection pour le vin du Rhin, toutes choses en quoi je sympathisais sincèrement avec lui, et dont je profitais, comme de juste. Il n’était point aimé au régiment, parce qu’on lui supposait des relations trop intimes avec son oncle, le ministre de la police, à qui, donnait-on à entendre, il rapportait les nouvelles du corps.

Avant longtemps, je m’étais mis tout à fait dans les bonnes grâces de mon officier, et je savais la plupart de ses affaires. De la sorte, j’étais soulagé de bien des exercices et des parades, que, sans cela, il m’aurait fallu subir, et j’avais une foule de revenants-bons qui me mettaient à même d’être sur un pied d’élégance, et de figurer avec éclat dans une certaine, mais, il faut l’avouer, très-humble société de Berlin. Je fus toujours le favori des dames, et je me conduisais envers elles avec tant d’urbanité qu’elles ne pouvaient comprendre comment j’avais reçu au régiment cet effroyable sobriquet de Diable-Noir. « Il