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certaine longueur, ce qui arriva quand j’eus vingt ans, il n’y avait pas un plus brave, un plus habile, un plus beau soldat, et, je dois l’avouer, un plus mauvais garnement dans l’armée prussienne. Je m’étais formé à la condition d’une vraie bête de combat ; un jour d’action, j’étais féroce et heureux ; hors du champ de bataille, je prenais tout le plaisir que je pouvais et n’étais nullement délicat sur la qualité ou sur la manière de me le procurer. La vérité est, toutefois, qu’il y avait parmi nos hommes un bien meilleur ton que parmi ces lourdauds de l’armée anglaise, et notre service était généralement si strict que nous avions peu de temps pour mal faire. Je suis très-brun et basané de teint, et j’étais appelé par mes camarades le noir Anglais, le Schwartzer Englander, ou le diable anglais. S’il y avait quelque service à faire, j’étais sûr qu’il me revenait. Je recevais de fréquentes gratifications, mais point d’avancement ; et ce fut le lendemain du jour où je tuai le colonel autrichien (un grand officier de uhlans, que j’avais attaqué seul et à pied) que le général Bulow, mon colonel, me donna deux frédérics d’or, en tête du régiment, et dit : « Je te récompense maintenant, mais je crains d’avoir à te faire pendre un jour ou l’autre. » Je dépensai l’argent et celui que j’avais pris sur le corps du colonel, jusqu’au dernier groschen, ce soir-là, avec mes joyeux compagnons ; mais, tant que la guerre dura, je ne fus jamais sans un dollar dans ma bourse.



CHAPITRE VII.

Barry mène une vie de garnison et trouve là beaucoup d’amis.


Après la guerre, notre régiment eut pour garnison la capitale, la moins ennuyeuse peut-être de toutes les villes de la Prusse ; mais ce n’est pas dire grand’chose pour sa gaieté. Notre service, qui était toujours sévère, nous laissait pourtant quelques heures de la journée à nous, pendant lesquelles nous étions libres de prendre du plaisir, si nous avions le moyen de le payer. Beaucoup d’hommes de notre chambrée avaient la permission de travailler de leurs métiers ; mais je n’en avais pas, et, d’ailleurs, mon honneur me le défendait : car, comme gentilhomme, je ne pouvais me souiller par une occupation manuelle. Mais notre