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sur le continent, où l’usage des fourchettes à quatre dents est beaucoup plus répandu, avait pu seul le corriger de cette affreuse manie.

À ce point de vue, mais à ce point de vue seulement, je me déclare bien haut le sectateur de la fourchette d’argent[1], et si ce récit est capable d’arrêter quelqu’un de mes lecteurs, de l’engager à descendre en lui-même, à se poser cette question dans le calme de la méditation : « Ai-je ou non l’habitude de manger mes pois à la pointe de mon couteau ? » s’il envisage les catastrophes auxquelles l’exposerait, lui et sa famille, une obstination coupable dans cet abus, ces lignes n’auront point été écrites en vain ; et maintenant, sans me porter le moins du monde garant de la manière d’agir de mes confrères du Punch, j’ose me flatter que, pour ma part, on me tiendra pour incapable de rien faire en opposition avec les traditions reçues.

À ce propos, comme il est certains lecteurs dont les facultés compréhensives sont peut-être un peu dures, je ferai aussi bien de dire tout de suite la morale de ce que je viens de raconter. En deux mots, la voici ; la société ayant prescrit certains usages, les membres qui la composent sont tenus d’obéir à ses lois et de se conformer à ses préceptes du reste fort inoffensifs.

Si j’allais me présenter à l’Institut britannique et étranger (et le ciel me préserve d’en chercher le prétexte et d’en porter la livrée !), si j’allais à une de ses soirées en robe de, chambre et en pantoufles au lieu du costume obligé de tout honnête gentleman, à savoir les escarpins, le gilet brodé, le chapeau à claque, un jabot rapporté et une cravate qui vous étrangle, je ferais là une insulte à la société tout entière : ce serait manger mes pois avec mon couteau. Les portiers de l’Institut auraient donc raison de mettre à la

  1. En Angleterre, dans les basses classes, on ne fait usage que de fourchettes de fer à manche de bois et à deux pointes. Ce n’est que parmi les gens d’une condition aisée que l’on se sert de fourchettes d’argent à quatre dents. Or, comme il est fort difficile de manger des petits pois avec une fourchette à deux dents, on a recours au couteau, ce qui est plus commode, mais moins propre. (Note du traducteur.)