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la belle Rosemonde se retira du monde ? N’est-ce pas un bol de vin qui fut cause de la mort d’Alexandre le Grand ? Ainsi le dit le docteur Lemprière[1]. De même ce bol de punch eut une grande influence sur les destinées de tous les principaux personnages de notre roman. Cette influence s’étendit sur toute leur vie, bien que le plus grand nombre d’entre eux n’y ait même pas goûté.

Les jeunes dames n’en buvaient point, Osborne ne l’aimait pas. La première conséquence fut que Joe, ce gros gourmand, avala tout le contenu du bol ; la seconde conséquence fut qu’après avoir avalé tout le contenu du bol, il éprouva une exaltation qui étonna d’abord, et de plus faillit avoir des suites désagréables. Il parlait et riait si fort, qu’il amassa une haie de curieux autour du cabinet, à la grande confusion de ses innocentes compagnes ; puis il se mit à entonner une chanson, et le fit sur ce ton aigre et insipide particulier aux ivrognes de bonne compagnie. Sa voix attira tout l’auditoire qui se pressait naguère autour des musiciens ; on le couvrit d’applaudissements.

« Bravo, mon gros garçon, dit l’un ; encccôre, Daniel Lambert ! et servez chaud !

— Voilà un gaillard qui ferait bien sur la corde roide, s’écria un autre farceur, dont la plaisanterie excita chez les dames la plus vive terreur, et chez M. Osborne la plus grande colère.

— Pour l’amour du ciel, Joe, lui dit-il, levons-nous et partons ; et les deux jeunes femmes se levèrent.

— Arrêtez, ma petite louloute, » hurla Joseph, aussi hardi qu’un lion ; et il jeta sa main autour de la taille de Rebecca.

Rebecca se détourna, mais ne put l’éviter. Les éclats de rire redoublèrent au dehors. Joe continua à boire, à faire l’amour et à chanter, en clignant de l’œil et en saluant avec grâce l’auditoire de son verre : et il engageait tous ceux qui voudraient à venir boire du punch avec lui.

Osborne se disposait à repousser un monsieur en bottes à revers qui voulait profiter de l’invitation, et une lutte semblait inévitable, quand, par le plus grand des bonheurs, un individu

  1. Le docteur Lemprière a fait un dictionnaire qui jouit en Angleterre d’une estime égale à celle qu’a obtenue chez nous le dictionnaire de M. Bouillet. (Note du traducteur.)