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« Vous ai-je jamais fait aucun mal pour chercher ainsi à m’enlever celui que j’aime ? Il est à moi depuis six semaines au plus. Vous auriez dû, par pudeur au moins, respecter les premiers jours de notre mariage ; et vous semblez, au contraire, n’avoir rien eu de plus pressé que de corrompre mon bonheur. Et vous venez sans doute maintenant pour jouir du spectacle de mon affliction. Ah ! quinze jours des plus cruelles souffrances auraient dû m’épargner cette dernière insulte !

— Mais, mon Dieu !… fit Rebecca ; puis elle finit sa phrase de la façon la plus maladroite : M’a-t-on jamais vue mettre le pied ici ?

— Jamais, vous dites la vérité ; mais, par vos séductions, vous avez enlevé mon mari à son intérieur. Venez-vous me le ravir encore ? Il n’est plus ici, il est bien loin maintenant… Il s’est assis sur ce sofa ; c’est là que nous avons prononcé nos dernières paroles… J’étais sur ses genoux, ma tête inclinée sur la sienne. Nous avons prié tous deux, et nous avons dit : Notre Père… » Oui, il était là et on me l’a emmené ; il est bien loin maintenant ; mais il m’a promis de revenir.

— Il reviendra, chère Emmy, fit Rebecca en proie à une émotion involontaire.

— Regardez, dit Amélia : voici son ceinturon ; n’est-il pas d’une jolie couleur ? »

En même temps elle le portait à ses lèvres et le couvrait de baisers, puis elle le passait autour de sa taille, et elle restait ainsi de longs instants, immobile comme une statue de marbre. Elle ne pensait plus ni à son courroux, ni à sa jalousie, ni à la présence même de sa rivale. Enfin, à moitié souriante, elle alla caresser l’oreiller où George reposait la nuit à côté d’elle.

Rebecca quitta la chambre sans proférer une parole.

« Comment se trouve Amélia ? demanda Jos, toujours étendu dans son fauteuil.

— Je l’ai trouvée fort souffrante, répondit Rebecca ; il faudrait mettre quelqu’un auprès d’elle pour la soigner. »

Après quoi elle partit toute sérieuse, malgré les vives instances de Jos, qui la pressait d’accepter son dîner.

En quittant Amélia, mistress Crawley rencontra la major O’Dowd, dans l’âme de laquelle les sermons du Doyen n’avaient pu réussir à ramener le calme. Peu habituée aux politesses de mistress Rawdon, elle fut toute surprise de se voir abordée par