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vres à votre mari, ou plutôt au marchand, car je ne l’ai point encore payé ; les flacons, avec leurs bouchons en or ciselé, peuvent bien être évalués de trente à quarante livres sterling. Il faudra tirer le meilleur parti possible de tout cela, madame, ainsi que de mes épingles, montre, chaîne et autres bijoux. Je vous réponds que cela fait encore une somme. Miss Crawley a donné, je le sais, cent livres sterling pour la chaîne et la toquante. Les bouchons et les flacons sont en or. J’ai un remords maintenant : c’est de n’avoir pas écouté le marchand, qui voulait de plus me faire prendre des tire-bottes en vermeil. Si je m’étais laissé faire, j’aurais eu le nécessaire complet, avec la bassinoire d’argent et le service d’argenterie. Mais enfin, Becky, à la guerre comme à la guerre ; il faudra faire de votre mieux. »

Le capitaine Crawley qui, jusqu’à l’époque où l’amour vainqueur l’avait fait passer sous son joug, avait été dominé par une pensée exclusive de sa personne, se préoccupait ainsi du bien-être futur de sa femme, dans le cas où il ne serait plus là pour veiller sur elle.

Il éprouvait une vive satisfaction dans ce moment d’anxiété à faire l’inventaire des différents objets d’une défaite facile à l’aide desquels sa veuve pourrait se procurer quelques ressources. Voici encore quelques articles du catalogue :

« Mon fusil double, soit 40 guinées ; mon manteau doublé de fourrure, soit 50 livres ; mes pistolets de duel dans leur étui en bois de rose, avec lesquels j’ai tué le capitaine Market, 20 livres sterling ; ma selle d’ordonnance avec ses housses, ma selle de promenade, etc., etc. »

C’était à Rebecca à faire l’emploi de ces objets de la manière la plus avantageuse. Fidèle à son principe d’économie, Rawdon prit ce qu’il avait de plus râpé en uniforme et en épaulettes ; ce qu’il avait de plus neuf devait rester entre les mains de sa femme, et, qui sait ? peut-être de sa veuve. Avant de partir, il prit Rebecca dans ses bras, la serra contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine, la tint étroitement embrassée, tandis que le sang montait à sa figure et que les larmes gonflaient ses yeux, puis il la remit à terre et la quitta. Pendant quelque temps il chevaucha à côté du général, son cigare à la bouche et gardant le plus profond silence, jusqu’au moment où ils eurent rejoint le corps principal ; ce fut alors seulement qu’il cessa de friser sa moustache et rompit le silence.