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de l’Angleterre ; on aurait dit une fête militaire en permanence. Chaque soir, George conduisait sa femme au restaurant et de là dans quelque lieu de plaisir, et, ravi de lui-même, il s’empressait de se décerner des éloges sur sa vocation matrimoniale. Être sans cesse avec George, être la compagne préférée de ses plaisirs, c’était assez pour rendre bien heureuse la timide et aimante Amélia. Sa reconnaissance pour son mari éclatait à chaque ligne dans les lettres qu’elle écrivait alors à sa mère. Son mari voulait lui voir colliers, dentelles, bijoux de toute espèce. C’était, sans aucun doute, le modèle, le phénix des maris.

George éprouvait un vif sentiment de plaisir à se rencontrer dans les lieux publics avec cette foule nombreuse de lords et de ladies, d’élégants et de hauts personnages dont les flots pressés envahissaient Bruxelles de toutes parts. Dans cette course au plaisir, on avait mis de côté cette froide étiquette, cette impertinence polie qui est assez souvent le caractère distinctif des grands seigneurs dans les murs de leur hôtel : sur la place publique, l’égalité reprend tout son empire. Comment s’assurer que le voisin qui vous pousse a bien le droit de vous coudoyer ? Le plus simple est de prendre son parti de bon cœur et de se fondre dans la nuance générale.

Dans une soirée donnée par un officier supérieur, George obtint une contredanse de lady Blanche Thistlewood, fille de lord Bareacres. Tout fier d’un pareil honneur, il se montra fort empressé à procurer des glaces et des rafraîchissements aux deux nobles dames ; il ne voulut laisser à personne autre le soin de faire avancer la voiture de lady Bareacres ; sa bouche n’était pas assez grande pour parler de la comtesse, et le ton emphatique de son père, en pareille circonstance, n’était rien auprès du sien. Le lendemain, il fit visite à ces dames, caracola au Parc à côté de leur voiture et les invita à un grand dîner chez le restaurateur.

Il faillit avoir un transport au cerveau lorsqu’il les entendit accepter son invitation. Le vieux Bareacres était trop peu fier et beaucoup trop affamé pour ne pas aller dîner partout.

« J’espère au moins que nous serons les seules femmes à ce dîner, dit lady Bareacres en réfléchissant à cette invitation faite et acceptée avec la même étourderie.

— Grands dieux ! maman, croyez-vous donc qu’il nous amène sa femme ? fit lady Blanche qui, la nuit précédente, s’abandon-