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elle-même, afin de substituer ses filles à tous ces mercenaires, et de préparer la pauvre malade à sa translation à Crawley-la-Reine. Mais hélas ! un funeste accident vint tout à coup détruire ses projets et l’enlever aux devoirs dont elle s’acquittait avec un zèle si désintéressé. Le révérend Bute Crawley, son mari, en revenant un soir à cheval, avait fait une chute et s’était fracturé le col du fémur. La fièvre s’était déclarée avec tous les symptômes de l’inflammation, et mistress Bute Crawley avait été forcée de quitter le chevet de sa belle-sœur pour courir à celui de son mari. Ce n’était pas toutefois sans avoir promis, avant son départ, de revenir auprès de sa chère amie aussitôt après le rétablissement de Bute. Elle avait laissé aux domestiques les instructions les plus pressantes sur les soins à donner à leur maîtresse ; mais à peine la voiture de Southampton avait-elle fait quelques tours de roue, qu’une jubilation universelle régna dans la maison de miss Crawley. On y respirait plus à l’aise ; depuis longtemps on n’y avait joui d’une aussi grande liberté. Ce jour même, Bowls déboucha, sans crainte de surprise, une bouteille de Xérès pour lui et mistress Firkin ; ce soir-là, miss Crawley et Briggs remplacèrent par la partie de piquet la lecture fastidieuse et monotone des sermons de Porteus. C’était comme dans les contes de fées où, d’un coup de baguette, il s’opère une heureuse et paisible révolution dès que le mauvais génie est mis en fuite.

Deux ou trois fois par semaine, miss Briggs allait de grand matin prendre ses ébats à la mer et se transformer en océanide sous la robe de flanelle et le bonnet de toile cirée. Rebecca était, comme nous l’avons vu, au fait de ses habitudes, et sans réaliser contre Briggs sa conspiration aquatique et à l’aide d’un plongeon lui chatouiller la plante des pieds, elle résolut de dresser une embuscade et d’attaquer Briggs au sortir du bain, alors que toute fraîche et ragaillardie par ses ablutions, elle se trouverait en belle humeur.

Becky fut de très-bonne heure sur pied le lendemain, et apportant le télescope sur le balcon qui faisait face à la mer, elle le braqua dans la direction des baraques de baigneurs. Elle put voir de la sorte Briggs arriver, entrer dans sa cabine et se mettre à l’eau ; et elle était à son poste, sur le rivage, épiant sa proie, lorsque l’océanide sortit de sa cabine et s’avança sur les galets. Il y aurait eu de quoi faire un charmant tableau de