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âge et sa faiblesse avaient mis depuis longtemps hors d’état de commander. Il prenait toutefois un vif intérêt au régiment dont il était le chef nominal et recevait de temps à autre, à sa table, quelques jeunes sous-officiers. Le capitaine Dobbin était l’un des privilégiés du vieux général. Dobbin connaissait assez la littérature de sa profession pour savoir qui était le grand Frédéric et l’impératrice Marie-Thérèse ; il était même en mesure, à propos des guerres de ces souverains, de discuter avec le vieux général, assez indifférent aux victoires contemporaines et admirateur exclusif des tacticiens du dernier siècle.

Cet officier supérieur envoya à Dobbin une invitation à déjeuner le matin même où M. Osborne avait changé son testament et où M. Chopper avait mis sa chemise à jabot. Il apprit, au moins deux jours plus tôt, à son jeune favori l’ordre de départ, attendu depuis si longtemps par le régiment. Avant la fin de la semaine, les cadres étant portés au complet, les troupes devaient commencer à s’embarquer. Le vieux général espérait que les hommes qui l’avaient aidé à battre Montcalm au Canada et à mettre en déroute M. Washington, à Long-Island, soutiendraient leur réputation traditionnelle sur les champs de bataille des Pays-Bas, illustrés déjà par tant de trophées.

« Ainsi, mon bon ami, si vous avez quelque affaire qui vous remue par là, dit le vieux général en prenant une prise de tabac de ses doigts décharnés et en montrant du doigt la place où, sous sa robe de chambre, son cœur ne donnait plus que de faibles battements, si vous avez quelque Philis à consoler, à dire adieu à papa et à maman, à mettre en ordre votre testament, faites au plus vite ; il n’y a pas de temps à perdre. »

Là dessus, le vieux général tendit un doigt à son jeune ami, et de sa tête poudrée et portant une queue lui fit un amical salut. Puis, quand la porte se fut refermée sur Dobbin, le vieux guerrier se mit à écrire un poulet dans un français dont il était très-fier, et mit l’adresse à Mlle Aménaïde, du théâtre de Sa Majesté.

En apprenant ces nouvelles, Dobbin sentit son âme s’assombrir ; il pensa à ses amis de Brighton. Il se fit un reproche de ce qu’Amélia venait toujours la première à sa pensée, avant qui que ce fût, avant père et mère, sœurs et devoirs ; dès son réveil, pendant la nuit, tout le long de la journée, il avait toujours son image présente à l’esprit. De retour à son hôtel, il