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avoir doucement savouré son premier verre, ce que je veux connaître, c’est où en sont vos affaires avec… cette petite fille qui est là-haut !

— Il ne faut pas de bien bons yeux pour le voir, dit George en faisant claquer sa langue avec volupté, c’est assez clair, monsieur… L’excellent vin !

— Qu’entendez-vous par : C’est assez clair, monsieur ?

— Eh ! que diable, monsieur, ne me poussez pas ainsi l’épée dans les reins, je suis un honnête homme, je ne passe point pour un bourreau de femmes ; mais enfin, il faut reconnaître qu’elle m’aime autant qu’on peut aimer, et il ne faut pas avoir les yeux bien ouverts pour s’en convaincre.

— Et vous, le lui rendez-vous ?

— Eh ! monsieur, n’ai-je pas votre consentement pour l’épouser ? Je suis un homme de parole. N’est-ce pas une convention arrêtée depuis longtemps entre nos deux familles ?

— Oui, vous faites un joli garçon, en vérité, monsieur. J’ai appris de vos exploits, avec lord Tarquin, le capitaine Crawley des gardes, l’honorable M. Deuceace et consorts. Prenez garde, monsieur, prenez garde ! »

Le vieillard prononça ces noms aristocratiques avec une bouche emphatique ; toutes les fois qu’il rencontrait un homme titré, il n’aurait pas manqué de lui faire la courbette et de lui donner du milord, comme doit faire tout sujet britannique aux idées libérales. Puis en rentrant il lisait tout du long, dans le Dictionnaire de la Pairie, l’histoire de l’homme qu’il avait rencontré, prenait plaisir à le citer à tout propos, et faisait à ses filles un gros morceau de Sa Seigneurie. C’était un bonheur pour lui de se prosterner aux pieds du susdit personnage comme un mendiant napolitain s’étale aux rayons du soleil. George se troubla en entendant ces noms : il eut peur d’abord que son père ne fût instruit de quelque affaire de jeu. Mais le vieux rabâcheur le mit à son aise en continuant d’une voix plus douce :

« C’est bien, c’est bien ; les jeunes gens sont des jeunes gens. Mon but à moi, George, c’est que vous viviez avec la meilleure société de l’Angleterre. C’est bien là, j’espère, ce que vous faites, comme vous le pouvez avec ma fortune.

— Merci, monsieur, dit George décidé à en venir à ses fins, merci ! Mais ce n’est pas avec rien que l’on peut vivre avec les