soupe. Ce n’est pas mangeable. Enlevez cette soupe, Hicks, et demain, Maria, vous chasserez la cuisinière. »
Après cette sortie contre la soupe, M. Osborne fit, avec la même malveillance et la même dureté, quelques courtes remarques sur le poisson ; il se répandit en malédictions contre Billingsgate d’un ton tout à fait tragique et bien en rapport avec un si grave sujet. Puis il rentra dans le silence et avala coup sur coup plusieurs verres, affectant un air de plus en plus féroce. Enfin un vigoureux coup de marteau, annonçant l’arrivée de George, remit chacun un peu plus à son aise.
Il n’avait pu venir plus tôt, le général Daguilet l’avait fait attendre aux Horse-Guards. Il saurait fort bien se passer de soupe et de poisson. La première chose venue, tout lui allait. Il trouvait le mouton excellent, tout excellent. Sa bonne humeur contrastait singulièrement avec l’air renfrogné de son père. Il ne cessa de jaser pendant tout le dîner, à la satisfaction de tout le monde en général et en particulier d’une personne que nous croyons inutile de nommer.
Dès que les jeunes demoiselles eurent avalé la salade d’orange et le verre de vin qui formaient comme la conclusion obligée de ces tristes dîners chez M. Osborne, on donna le signal de passer au salon ; aussitôt elles se levèrent toutes et partirent. Amélia espérait que Georges viendrait bientôt la rejoindre. Elle joua à son intention ses valses favorites sur le grand piano à queue qui ornait le salon du premier étage. Cet innocent artifice resta sans succès ; on aurait dit qu’il fermait l’oreille. Elle joua peu à peu sur un ton de plus en plus faible, et, toute désappointée, finit par quitter le piano. Ses trois amies exécutèrent pour elle les morceaux les plus beaux et les plus brillants du nouveau répertoire. Elle n’entendait point les notes, et restait là toute rêveuse et comme envahie par de tristes pressentiments. Le sourcil du vieil Osborne, toujours formidable, ne lui avait jamais lancé d’éclairs si pétrifiants. Ses yeux fixés sur elle lorsqu’elle avait quitté la pièce, semblaient lui reprocher quelque noir forfait ; enfin, quand on avait apporté le café elle avait tressailli, comme si le sommelier Hicks lui présentait une coupe de poison. Quel mystère se cachait là-dessous ? Oh ! les femmes ! les femmes ! c’est un besoin pour elles de réchauffer leurs plus noirs pressentiments, de caresser leurs plus affreuses pensées. C’est ainsi qu’on les voit en-