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leur maison. Le général Tufto devint furieux en apprenant son départ, et mistress Brent devint furieuse de la fureur du général. Le lieutenant Spooney en ressentit un coup qui lui porta au cœur, et le maître d’hôtel prépara ses plus beaux appartements pour le retour de cette petite enchanteresse et de son mari. Il mit de côté avec le plus grand soin les malles qu’elle avait confiées à sa garde. Mme Crawley les lui avait recommandées d’une façon toute spéciale : elles ne renfermaient cependant rien de bien précieux, ainsi qu’il put s’en convaincre en les ouvrant quelque temps après.

Mais avant d’aller rejoindre son mari en Belgique, mistress Crawley fit une petite campagne en Angleterre, laissant son fils sur le continent, aux mains de la bonne française.

La séparation de Rebecca et du petit Rawdon ne fut pénible ni pour l’une ni pour l’autre. Depuis sa naissance le jeune héritier du colonel n’avait pas été un sujet de grandes préoccupations pour sa mère. Suivant l’usage commode adopté parmi les mères françaises, elle avait placé son nourrisson chez une femme de la campagne, dans les environs de Paris. C’est là que le petit Rawdon, au milieu d’une nombreuse famille de frères de lait en sabots, avait passé d’une manière assez agréable les premiers mois de son existence. Son père dirigeait presque toujours ses promenades à cheval de ce côté, et le cœur sensible de Rawdon s’épanouissait en voyant l’espoir de sa race, rose et crasseux, criant à étourdir tous ceux qui l’approchaient et faisant des pâtés de boue sous la surveillance de la femme du vigneron, sa nourrice.

Rebecca ne montrait pas grand empressement à aller voir la chair de sa chair et le sang de son sang. Le petit bandit lui avait une fois taché une pelisse couleur gorge pigeon : et pour sa part, il aimait mieux les caresses de sa nourrice que celles de sa maman. Aussi lorsqu’il fallut quitter cette brave et joyeuse villageoise en qui il avait presque trouvé une seconde mère, il poussa pendant plusieurs heures des hurlements terribles. Sa mère ne parvint à l’apaiser qu’en lui promettant de le faire ramener le lendemain auprès de sa nourrice. On avait également dit à la villageoise, pour qu’elle ne se désolât point trop du départ de l’enfant, que bientôt on lui rendrait son nourrisson, et cette brave femme l’attendit pendant quelque temps avec la plus vive anxiété.