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glais ; elle se contenta de dire à Rawdon, la première fois qu’elle le rencontra, que la chère miss lui avait écrit une charmante lettre pleine de choses aimables pour mistress Crawley. Dès lors cette dernière commença à espérer de voir tomber sous peu les ressentiments de leur vieille parente.

Quoi qu’il en soit des colères de miss Crawley à ce sujet, mistress Rawdon était de l’autre côté du détroit l’objet de tous les hommages comme la plus spirituelle des Anglaises. Ses soirées offraient l’aspect d’un petit congrès européen : Prussiens, Cosaques, Espagnols, Anglais et Français se donnaient rendez-vous chez elle ; car pendant ce fameux hiver de 1815, Paris était devenu le point de réunion de tout le monde civilisé. Si le quartier aristocratique de Londres avait pu voir tous les crachats, tous les cordons qui couvraient la poitrine des nobles invités de Rebecca, il n’eût pas manqué d’en éprouver la plus violente jalousie. Les plus fameux capitaines de l’époque caracolaient autour de sa voiture au bois de Boulogne, ou se pressaient dans sa petite loge à l’Opéra. Le cœur de Rawdon débordait d’orgueil, et comme à Paris il n’avait à craindre l’importunité d’aucun créancier, chaque jour ramenait quelque partie chez Véry ou chez Beauvilliers. La moitié de sa vie se passait au jeu, et sa veine se soutenait toujours. Tufto seul ne partageait pas l’allégresse générale : mistress Tufto avait pris fantaisie de venir visiter Paris ; d’autre part plus de vingt généraux faisaient cercle autour de la chaise de Becky, et elle avait à choisir entre vingt bouquets lorsqu’elle se rendait au théâtre. Lady Bareacres et tout l’état-major féminin souffraient des tortures de l’envie à voir les triomphes de cette petite parvenue, dont la langue à double tranchant laissait une plaie cuisante dans l’âme de ces chastes personnes. Mais il n’y avait rien à faire contre elle. N’avait-elle pas tous les hommes de son côté ? Cette coalition féminine ne réussissait point à dérouter l’indomptable courage de cette petite femme, et la médisance mourait dans le cercle même qui la voyait naître.

L’hiver de 1815 s’écoula au milieu de ces joies et de ces plaisirs pour mistress Rawdon Crawley. Elle paraissait aussi familière à cette vie de luxe et d’élégance que si depuis des siècles sa famille n’en avait jamais connu d’autre. Du reste, son esprit, ses talents, son énergie, la désignaient pour la place d’honneur dans ce monde de mensonges et de vanités.