Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au théâtre, mais ce qu’elle mettait au-dessus de tout, c’était le jeu, et elle s’y livrait avec une folle audace. Elle risqua d’abord une mise fort modeste, puis vint ensuite la pièce de cinq francs, puis les napoléons puis les billets de banque. Si parfois elle se sentait gênée pour payer ses mois de pension, elle s’adressait à quelque jeune homme qui lui prêtait de l’argent, et lorsqu’elle se trouvait en fonds elle traitait avec la dernière insolence mistress Borodino que la veille elle avait cherché à amadouer par ses cajoleries. Il y avait des jours où elle n’aventurait que dix sous sur le tapis, c’est qu’alors ses finances étaient à sec ; d’autres fois au contraire, elle risquait tout un quartier de ses revenus et se disait toute prête à s’acquitter envers Mme  Borodino. Ces jours-là elle aurait tenu contre tous les chevaliers d’industrie de la terre.

Un beau jour, Becky quitta Bruxelles, devant, il faut bien le dire, trois mois de pension à Mme  de Borodino, qui, pour s’en venger, ne manquait jamais de raconter à tout Anglais qui venait chez elle quel était l’amour de Becky pour le jeu et la boisson ; par quelle habile comédie elle avait su soutirer de l’argent à M. Muff, ministre de l’Église réformée ; les audiences particulières qu’elle avait données dans sa chambre à milord Noodle, fils de sir Noodle et élève de M. Muff, et enfin cent autres coquineries au courant desquelles la comtesse de Borodino ne manquait pas de mettre ses visiteurs.

C’est ainsi que notre voyageuse promenait sa tente à travers les différentes capitales de l’Europe, et menait une existence aussi vagabonde que celle d’Ulysse ou du Juif-Errant. Ses dispositions à l’intrigue ne faisaient chaque jour que croître et embellir, et elle devint bientôt une vraie bohémienne dans toute la force du terme, ne fréquentant plus que les gens dont la réputation ne répand pas précisément un parfum d’honnêteté.

Il n’existe point de ville un peu importante en Europe, où les industriels anglais n’aient établi une succursale, et dont le public ne puisse voir les noms affichés dans la cour du shériff. Ce sont souvent des jeunes gens de très-bonne famille répudiés par leur famille, vrais piliers d’estaminets et maquignons ambulants, sous les auspices desquels ont lieu les courses de chevaux à l’étranger, et s’ouvrent les maisons de jeu. C’est parmi cette espèce de gens que se recrute surtout la population des