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comme une relique de George, son plus cher trésor enfin, ne venait point de celui qu’elle avait si tendrement chéri. Seule devant son piano, combien de fois elle s’était oubliée à penser à George, que de fois assise devant lui pendant de longues heures elle en avait tiré des notes mélancoliques tout en versant des larmes silencieuses et secrètes. Puisque le piano ne venait plus de George, dès lors il perdait tout son prix : aussi lorsqu’après cette découverte le vieux Sedley lui demanda d’en jouer, elle lui répondit que l’instrument était faux à déchirer les oreilles, qu’elle avait mal à la tête et qu’elle était incapable d’y mettre les mains.

Puis ensuite, suivant son habitude, elle se reprocha son égoïsme et son ingratitude, et résolut de faire réparation à l’honnête William du dédain qu’elle ne lui avait pas témoigné, mais qu’elle avait ressenti pour son piano. Comme on était quelques jours après dans le salon, et tandis que Jos, selon son ordinaire, se laissait aller aux douceurs du sommeil, Amélia, d’une voix défaillante, dit au major Dobbin :

« J’ai à vous demander pardon.

— Et à propos de quoi ? répliqua celui-ci.

— Mais… à propos de ce petit piano… Je ne vous ai jamais remercié de me l’avoir donné ; il y a bien des années de cela… avant mon mariage… Je croyais qu’il me venait d’un autre… Je vous remercie, William. »

En même temps, elle tendit la main, mais le cœur de la pauvre femme était bien gros et ses yeux se remplirent bientôt de larmes.

William ne put y tenir davantage.

« Amélia, Amélia, lui dit-il, j’avais acheté ce piano pour vous, je vous aimais alors comme je vous aime encore maintenant, car il faut bien que je finisse par vous le dire. Je crois que mon amour a commencé dès le premier jour où je vous ai vue, lorsque George me conduisit chez vous pour me faire voir la femme à laquelle il avait engagé sa foi. Vous étiez alors une jeune fille en robe blanche, en longues boucles. Vous êtes arrivée en chantant, il me semble vous voir encore. Le soir, nous sommes allés au Vauxhall ; dès lors, je n’ai plus pensé qu’à une femme au monde, et cette femme c’était vous. Pendant ces douze années qui viennent de s’écouler, je crois n’avoir pas été une heure entière chaque jour sans penser à vous. J’étais venu