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LE RASOIR.

534. — Sortant un jour du manche qui lui fait une gaine, le rasoir placé au soleil vit l’astre se refléter sur lui ; de cela il prit grande gloire, et se révolta en pensée et commença à se dire : « Je ne retournerai plus à cette boutique dont je viens de sortir. Certes non : ne plaise à Dieu qu’une si splendide beauté tombe en telle vileté d’âme ! Quelle place, celle qui me conduit à raser les barbes ensavonnées de vilains rustres et de faire un office mécanique. Suis-je fait pour semblable exercice ? Certes non. Je veux me cacher dans quelque lieu secret et y passer ma vie en parfait repos. » Et ainsi, il reste caché pendant quelques mois et un beau jour revient à l’air et se dresse hors de sa gaine et il se voit semblable à une scie rouillée et sa surface ne reflétait plus le splendide soleil. Avec un vain repentir il déplore son irréparable dam, se disant : « Oh ! comme il valait mieux exercer chez le barbier mon fin tranchant maintenant perdu ? Où est l’éclat de ma surface ? L’implacable et brutale rouille l’a dévoré. »

Il en advient de même aux esprits qui quittent l’exercice pour se donner à l’inertie ; comme ce rasoir, ils perdent le tranchant de leur subtilité et la rouille de l’ignorance les déforme. (CA. 172, v.)