propriété, alors qu’il s’agissait d’un simple usufruit. Mais quand sonna l’heure de l’émancipation…
Cela ne s’est point du tout passé ainsi que vous le racontez. Non seulement mon grand-père, mais aussi mon arrière-grand-père, considéraient leur terre comme limitrophe du marais, et comme englobant, par conséquent, le pré en question. Il n’y a donc pas à discuter là-dessus, et je ne comprends pas que… C’est exaspérant, à la fin des fins !
Je vous produirai les actes, Natalia Stépanovna.
Avouez plutôt que vous vous moquez de moi, ou que vous mentez. Est-il possible ! Voilà trois cents ans, pour le moins, que nous sommes en possession de ce pré, et tout à coup on vient nous dire qu’il ne nous appartient pas ! Pardonnez-moi, Ivan Vassiliévitch, mais c’est à n’en pas croire ses oreilles. Ce n’est pas que j’y tienne, moi, à ce pré. Il n’y a là pas plus de cinq cents déciatines, et qui valent à peine trois cents roubles. Mais je ne saurais tolérer l’injustice. Vous direz ce que vous voudrez, je ne la tolérerai pas !
Écoutez-moi, je vous en supplie. Les paysans du grand-père de votre père, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous l’expliquer, confectionnaient des matelas pour la grand’mère de ma tante. Cette grand’mère, dans son désir de leur rendre service…
Grand-père, tante, grand’mère, c’est à n’y rien comprendre…, sinon que ce pré est à nous, et voilà tout.
À moi.
À nous. Vous pourriez passer là deux jours encore à tâcher de me le démontrer, vous pourriez endosser dix fracs, et ce pré n’en serait pas moins à nous, à nous, à nous, na ! Je n’en veux pas au bien d’autrui, mais j’entends aussi ne pas perdre un iota de ce qui est mien. Je suis comme ça, moi.
Au fait, Natalia Stépanovna, ce pré ne me tient pas à cœur, et je vous l’offre volontiers, s’il vous agrée tant. Ce que j’en disais n’était que pour le principe.
Ne vous gênez pas, disposez de ce qui ne vous appartient point, faites-moi cadeau d’une mienne propriété !… Tout cela est pour le moins étrange, Ivan Vassiliévitch. Jusqu’à ce jour, nous vous avions considéré comme un bon voisin. L’an dernier, nous vous avons prêté notre batteuse, et il en est résulté que notre blé a dû attendre novembre. Et en guise de remerciement, voilà que vous agissez avec nous en Tatar, oui, en vrai Tatar. Oh ! non, vous n’êtes pas un bon voisin !
Courage, traitez-moi d’imposteur, pendant que vous y êtes ! Sachez donc, mademoiselle, que de ma vie je ne me suis approprié les terres de mon prochain, et que jamais je ne permettrai à qui que ce soit de formuler contre moi une accusation qui… (Il se verse précipitamment un verre d’eau et l’avale d’un trait.) En un mot comme en mille, ce pré est à moi.
Ce n’est pas vrai, il est à nous.
À moi.
Ce n’est pas vrai, et je vous le prouverai. Aujourd’hui, et pas plus tard, je vais le faire faucher.
Qu’est-ce à dire ?
Oui, je vais y mettre mes faucheurs, et à l’instant même.
Je les chasserai.
Vous n’oserez.