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Mais, pas plus qu’auparavant, l’esprit n’apparut.

Il fallait y renoncer.

Le frère Campbell se pencha vers moi et m’expliqua que Dieu seul, (c’est-à-dire Lucifer) a le don d’ubiquité, mais qu’il ne l’a pas donné aux esprits dont Baal-Zéboub est le chef. Il en concluait que Baal-Zéboub devait se manifester ailleurs, dans quelque autre réunion luciférienne où on l’avait certainement évoqué avant nous et où on le retenait.

Quoi qu’il en fût, le grand-maître déclara que la cérémonie était terminée. Du reste, tous les assistants étaient à bout de forces. Moi, j’en avais assez ; je me demandais comment même j’avais pu supporter jusque-là le spectacle de ces horreurs innommables. Parmi tous les lucifériens, mon cicerone était le plus affreux à voir : il s’était mis à tourner sur lui-même comme une toupie, d’un mouvement invraisemblablement rapide ; il n’incantait plus, il ne criait plus, il vociférait ; inondé de sueur, l’œil hagard, convulsé, il tomba finalement sur le sol, comme une masse, et demeura inerte, la bouche écumante.

Ce fut le frère Campbell qui me raccompagna.

Un dernier regard jeté sur le Baphomet, il me sembla que la tête de l’idole souriait ou plutôt ricanait d’un air satisfait. Bien qu’éveillé, j’étais comme en proie à un cauchemar.

Revenu à l’air vif, je me sentis enfin soulagé. J’eus la force de rentrer à bord et de me coucher. Je restai ainsi quarante-huit heures au lit et ne pus même pas descendre à Madras. Je me demandais si vraiment j’aurais le courage de poursuivre mon enquête.


De Madras à Calcutta, j’eus, parmi mes passagers, mistress D*** et sa fille Mary, qu’il est nécessaire que je présente au lecteur ; car j’aurai à lui en reparler au cours de ce récit.

Mistress D***, — morte aujourd’hui, — était la femme d’un riche planteur de café de Singapore, qu’elle avait épousé en 1861, veuf. De son premier mariage, D*** a une fille, miss Arabella. Ce D*** et sa fille aînée mériteraient que leur nom fût imprimé ici en toutes lettres, attendu que ces deux personnages sont des adeptes du satanisme ; mais, par respect pour la mémoire de mistress Annie D*** et pour miss Mary, je ne donnerai que l’initiale de leur nom de famille. En effet, mistress D*** fut personnellement des plus respectables, et, si miss Mary n’était — hélas ! — protestante, je serais tenté de dire qu’elle est un ange.

Il est difficile de rêver une jeune fille plus charmante, plus accomplie. C’est dans ce voyage, à bord du Meïnam, que je la vis pour la première fois. Elle avait alors dix-huit ans à peine. Jolie au possible, blonde, avec de doux yeux bleus dans lesquels le ciel semble se mirer, elle