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plusieurs personnes du pays, mais dont malheureusement il ne connaissait pas la fin.


Cette curieuse histoire mérite d’être rapportée. Bon nombre de marins français la connaissent ; on se la redit de l’un à l’autre, au gaillard d’avant. Je vais donc la consigner dans cet ouvrage, en laissant la parole à mon vieux breton.

— Connaissez-vous, me dit-il, l’aventure du Saint-Maman, qui fit en sept jours la traversée de Terre-Neuve à Saint-Brieuc ?…

Oui, répéta-t-il, sept jours du banc de Terre-Neuve à Saint-Brieuc !… C’est une belle tournée, n’est-ce pas ?… La corvette la Diligente, notre plus fine voilière, ne l’aurait pas faite en sept semaines, surtout si, comme le Saint-Marcan, elle avait eu à lutter contre une mer affreuse et une brise carabinée de vent d’est… Et pourtant le Saint-Marcan n’est pas taillé pour la marche !… C’est un gros brick bien solide, peu coquet, étalant un gros arrière aux formes massives ; jamais il n’avait dépassé six nœuds, son journal en fait foi.

Il fut beaucoup parlé, dans Saint-Brieuc, de cette merveilleuse traversée. Quelques-uns l’admirèrent ; beaucoup en furent surpris ; d’aucuns, et c’étaient les plus vieux, gardaient à cet égard un silence significatif, ou hochaient la tête d’un air mystérieux.

Mais pourquoi le capitaine Jean Jouin n’aimait-il pas qu’on entamât un sujet de conversation si flatteur pour lui ? Aux félicitations, il se taisait ; aux questions, il répondait avec brusquerie, en envoyant promener les questionneurs. D’où lui venait donc cette tristesse inusitée ? Quelle était la cause de cette réserve taciturne ? N’avait-il pas bien vendu son beau chargement de morue ? Et la vie ne s’annonçait-elle pas à lui sous les plus heureux auspices ?…

… La saison de pêche tirait vers sa fin. Déjà bon nombre de navires bien chargés avaient quitté le banc de Terre-Neuve ; les plus tardifs se préparaient à débanquer à leur tour, et le Saint-Marcan n’avait pas encore salé un seul baril de morue.

C’était un sort ; rien ne lui réussissait. Depuis qu’il était sur le fond, il n’avait pas perdu un instant ; ses flottes bien allongées attestaient sa vigilance ; ses chaloupes n’étaient point paresseuses ; et, tandis que les navires qui l’entouraient faisaient une pêche abondante, lui, il ne prenait pas un morillon.

Il avait beau virer de bord, changer la panne, quitter un mouillage pour un autre ; le malheur lui donnait la chasse et le poisson semblait le fuir.

Et pourtant ses ains étaient bien aqués ; chaque jour ses boëtes étaient