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Les exercices étant finis et ayant rapporté à la troupe une ample moisson de menue monnaie, les Indiens semblaient s’en aller, lorsque le chef, se retournant vers moi sans affectation, mit sa main gauche sur le cœur, tout en laissant tomber le bras droit le long du corps, la main droite fermée, sauf l’index tendu vers la terre ; en même temps, il me lançait à la dérobée un clignement d’œil, qui, à ne pas s’y méprendre, était un appel.

Dans cette mime, il y avait deux indications pour moi. Par son attitude, prise sans se faire remarquer, et aussitôt quittée, le jongleur avait montré qu’il était luciférien. Ceci, je le savais, non par Peisina qui m’avait exclusivement enseigné les signes et gestes du rite de Memphis dont il m’avait conféré un des plus hauts grades, mais par Carbuccia, qui avait reçu, on ne l’a pas oublié, l’initiation des sectes nettement sataniques ; or, pour se faire reconnaître d’un co-affilié, s’il s’en trouve dans une assemblée de profanes, a la rue ou dans un lieu public, un luciférien prend, pendant deux ou trois secondes, la pose en question, qui se nomme, pour ce motif, le signe de reconnaissance. Au surplus, le jongleur m’avait adressé de l’œil un vulgaire appel, pour le cas où je ne serais pas luciférien comme lui.

Je répondis a son appel par une inclinaison de tête, lui indiquant ainsi que j’allais le rejoindre. Mais je ne crus pas devoir, par un signe correspondant au sien, me faire passer pour un initié de la théurgie, puisque je n’étais encore que simple cabaliste de Memphis ; si j’avais usé de ce subterfuge, il aurait pu me poser des questions, auxquelles je n’aurais pas été à même de répondre ; je préférai donc n’esquisser aucun signe maçonnique, pas même l’équerre si connu, enseigné en loge aux apprentis (1er grade), et laisser croire à mon homme que j’étais tout bonnement le premier profane venu.

J’eus bientôt rejoint le groupe qui continuait à marcher, tandis que le Sata s’était arrêté.

Dès que je fus près de lui, il me salua profondément, à la manière indienne, c’est-à-dire en mettant la main gauche sur sa tête et en inclinant le corps presque jusqu’à terre.

— Toi, médecin paquebot ? interrogea-t-il.

— Oui, répondis-je.

— Alors, toi venir voir Mâhmâh malade crever ?

Le contact des Européens a appris aux Indiens les langues des passagers avec lesquels ils sont en rapport, langues qu’ils parlent fort mal au point de vue de la syntaxe, mais suffisamment pour se faire comprendre.

Je fis signe que oui, de la tête, et indiquai, de la main, à l’étrange individu, qu’il n’avait qu’à marcher devant moi, que je le suivrais.