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bien à présent, tant de tintouin, au cours de la dernière traversée qu’il avait faite avec moi.

Tous les malheurs lui étaient arrivés, en effet, comme par un hasard inexplicable. Il avait eu, d’abord, une violente attaque de coliques néphrétiques ou coliques de miserere, qui l’avait tenu huit jours couché dans sa cabine, en proie à d’épouvantables douleurs ; puis, le jour même de sa première montée sur le pont, une poulie, chose qui n’arrive jamais, lui était tombée sur l’épaule, et il avait fallu vraiment sa force et sa résistance extraordinaires pour qu’elle ne la lui eût pas brisée ; enfin, un soir, en descendant en curieux visiter la machine, il avait dégringolé tout de son long, dans la cage de fer, d’où on l’avait relevé avec je ne sais plus combien de contusions : c’était vraiment, on l’avouera, jouer de malheur. Et, pendant que rapidement devant moi défilaient ces souvenirs, je voyais, devant moi aussi, l’ancien hercule, maintenant amaigri, déjeté, blanchi, presque un vieillard, l’aspect mélancolique et douloureux, la voix blanche et tremblée, contrastant singulièrement avec l’ancien clairon qu’il possédait dans le larynx, avec lequel il riait si fort, sacrant et jurant à pleine voix, à s’en boucher les oreilles, et à s’enfuir d’épouvante et de scandale.

Quelques mois avaient suffi, et le joyeux drille était devenu un squelette. Que pouvait-il s’être passé, pour amener un tel changement ? j’en demeurais abasourdi… Et lui, dans ces rapides moments, me regardait aussi, me disant enfin :

— Ah ! mon bon docteur, vous n’êtes pas changé, vous ! et du plus loin que je vous ai aperçu, à plus de cent mètres du bord, je vous ai tout de suite reconnu. Cela m’a fait plaisir ; je vous dois tant de reconnaissance ; et qui sait ? c’est peut-être la Providence qui vous met encore une fois sur mon chemin !…

Il hésitait en disant ces dernières paroles, qui semblaient sortir péniblement et comme en un gros effort.

J’avoue que véritablement j’étais intrigué, et je ressentais en moi un sentiment que je m’expliquais moi-même difficilement, sentiment fait de commisération plus grande peut-être que d’habitude, et d’une curiosité qui s’allumait et me surprenait, moi en général assez indifférent et blasé par profession.

— Mais, au fait, lui dis-je, expliquez-moi donc comment il se fait que je vous trouve cette fois venant de Calcutta ? Vous n’appartenez donc plus à la grande compagnie de soie l’Aratria ?

Ce détail me revenait, en effet, tout à coup à la mémoire. Les graineurs de vers-à-soie n’ont aucune raison pour se détourner de leur route, transborder, et aller à Calcutta, où ils n’ont rien à faire.

_ Ah ! me répondit-il en soupirant, tandis que son œil fixé sur le pont, mélancolique, semblait perdu dans ses réflexions ; ah ! vous ne savez donc pas, docteur ?… Ah ! que d’ennuis, que de chagrins depuis la saison dernière !…

Et, comme je paraissais étonné :

— Oui, continua-t-il, ce sont ces maudits Japonais, qui, malicieux comme des singes, ont eu l’idée de se passer d’abord de notre intermédiaire et même ensuite de celui de nos maisons. Depuis longtemps déjà, ils sont venus eux-mêmes offrir et vendre leurs marchandises, leurs graines, qu’ils apportaient, se faisant ainsi directement courtiers-graineurs, et cela, bien entendu, vous le comprenez, au détriment de votre serviteur et de ses collègues. Du coup, nous avons presque tous perdu nos situations acquises par vingt annees de travail, et moi, dans cette affaire, j’ai été plus particulièrement touché. Ma compagnie m’avait conservé, bien entendu avec une grosse diminution d’appointements ; mais cela allait encore, parce que, profitant des bonnes années, j’avais su économiser et laisser dans la maison une centaine de mille francs, dont elle me servait un bon intérêt. Patatrac ! voilà que tout à coup mes Japonais se mettent à faire concurrence directe à nos patrons, à nos compagnies ; ils viennent établir, en