Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’aspect d’une opium-shop est typique. Dans une demi-obscurité, piquée des flammes bleuâtres des lampes à esprit-de-vin, parmi un relent un peu nauséeux d’opium cuit, des formes humaines évoluent lentement dans la fumée. Gestes lents, silence complet, mouvements étranges de corps étendus ; telle se présente une opium-shop : une morgue dont les cadavres seraient chauds et remueraient légèrement.

Lorsqu’on envisage ces choses d’une façon superficielle, le fumage de l’opium n’apparaît que comme un vice ordinaire, au même titre que l’abus du tabac, la manie de l’absinthe ou la passion du jeu ; l’homme s’y abrutit, maigrit, dépérit, et, comme l’alcoolisé, finit dans le marasme ou la folie.

Mais n’y a-t-il rien autre à dire ? — Il y a encore ceci, et là est le plus grave : dans les hallucinations que l’opium procure, on aperçoit l’esprit du mal et ses démons, apparaissant sous les formes les plus variées, multipliant les tentations ; et comme alors on n’est plus maître de soi, comme on ne possède plus même la direction de ses pensées, on s’abandonne au Maudit, on l’écoute, on se laisse transporter par lui à travers l’espace. C’est là une hallucination, il est vrai ; mais il n’en est pas moins évident que ces Chinois qui s’y livrent régulièrement sont de grands coupables et que c’est de leur part une manière comme une autre de rechercher le contact des mauvais esprits. Si Satan et ses diables n’apparaissent pas réellement, puisque ce que le fumeur voit et sent est un rêve d’ivresse, du moins cette ivresse spéciale peut être qualifiée de satanique, et sa recherche consciente voue forcément l’homme à la malédiction divine.

Il faut noter aussi que le pavot, dont l’opium est le suc blanc qui noircit au contact de l’air, est une plante nécromantique, c’est-à-dire tout particulièrement employée par les occultistes dans leurs opérations infernales, comme les solanées vireuses, mandragore ou aiguë, que nous aurons à étudier plus loin dans un autre chapitre de ce récit.

Ce jour-là, donc, si je me décidais à me plonger dans cette déplorable ivresse, ce n’était point pour me procurer quelques longs instants de ces illusions étranges que ma conscience de chrétien réprouvait ; une expérience, remontant à plusieurs années déjà, m’avait pleinement édifié. Pour la première fois, j’acceptais de la renouveler, cette expérience, uniquement parce qu’il fallait en passer par là, sous peine de ne jamais pénétrer dans la San-ho-hoeï.

J’avais choisi ma place, et, comme les autres, je m’étendis sur une des nattes de bambou.

Encore une fois, une chose me frappa : les mains en griffe, chez le Chinois qui m’apportait mon service. Elles étaient plus marquées même,