Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/263

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Fumer de l’opium, en résumé, n’est pas plus étonnant que fumer du tabac ; s’enivrer d’opium n’est pas plus extraordinaire que se saoûler, comme le fait l’ouvrier parisien ; avec des composés chimiques et des alcools frelatés. Tout cela s’équivaut : s’adonner à ces habitudes, c’est contracter un vice du même ordre, que l’on habite l’Europe ou l’Asie.

Mais que voulez-vous ? On a beau tenter de secouer ce joug de francianisme qui vous pèse sur les épaules ; on reste français, et l’on « s’épate » volontiers. J’essaye aujourd’hui de faire la leçon à mes compatriotes, et j’ai donné dans le même travers qu’eux. La première fois que je vins en Chine, je voulus, en vrai badaud émerveillé de l’inconnu, voir fumer et fumer moi-même de l’opium. Il n’y avait pas seulement curiosité de ma part ; mais il fallait que je pusse dire : « J’ai fumé de l’opium, et en Chine même ! » Petite faiblesse d’amour-propre.

C’est pourquoi, lors de mon premier voyage à bord du Courrier de Chine, dès que j’eus mis le pied sur le sol de la concession française de Shang-Haï, visé-vis de laquelle mouille le bâtiment, j’avais visité une fumerie d’opium.

Dans la rue même du consulat, à deux pas et sous l’œil paternel de l’autorité française, au-dessous du pavillon national qui couvre la marchandise, on abrutit les Chinois avec l’opium. Il se passe la une comédie, comme en Cochinchine : le gouvernement français crie à haute voix contre les Anglais qui cultivent l’opium et le vendent, et en sous-main il concède ce trafic à des Français et en encaisse les excellents revenus. Je n’avais donc pas eu de peine à me faire indiquer une « opium-shop » ou fumerie d’opium, tolérée, ce qui veut dire autorisée et payant patente.

Pour dire toute la vérité, je dois ajouter que je ne récidivai point, à aucun autre de mes voyages suivants, sauf à celui dont je fais le récit ; mais, cette fois, j’avais un but sérieux, que j’ai fait connaître. En outre, je ne me rendis pas dans une fumerie installée en territoire français ; j’allai à la ville chinoise, je m’enfonçai en plein cœur de Tong-Ka-Dou. Bien entendu, j’avais laissé à bord tout ce qui aurait pu me rendre suspect aux frères « fouilleurs », et, par contre, j’avais glissé dans mes poches mes insignes et mon diplôme palladiques.

Il faisait un temps superbe. Dans la San-ho-hoeï, les séances ont lieu aussi bien de jour que de nuit. Mon parasol à la main, je marchais, un peu au hasard, me demandant si j’aurais la « chance » d’être aperçu et compris par quelque frère luciférien et si aussi ma tentative coïnciderait avec une tenue diurne de quelqu’un des temples secrets.

Pas bien loin du lac légendaire dont j’ai parlé, je remarquai un vieux Chinois qui déambulait d’un pas lent, portant son parasol plié sous le bras, la tête en bas. Je savais ce que cela voulait dire. Je réglai mon pas