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étaient pour familiariser les timides avec ces pratiques. Le sol n’était pas parqueté, mais dallé au ciment par carreaux alternativement blancs et noirs, comme un damier ; l’orient, surélevé de trois marches, plus quatre marches à l’autel du Baphomet, était construit en granit, en grosses pierres massives. J’insiste sur ces détails, pour vous montrer que j’ai vu, docteur, que j’allais assister à une apparition réelle, qu’aucune trappe n’existait nulle part, qu’aucune supercherie n’était possible.

Le grand-maître termina son évocation par des mots auxquels je n’ai rien compris, des mots qui doivent être hébreux ou de quelque langue inconnue ; mais j’incline pour l’hébreu. Au surplus, je n’eus pas le temps de réfléchir beaucoup sur ce point.

Il avait à peine terminé, et il venait, nous tous l’imitant selon l’usage, d’ouvrir les bras, les mains tendues comme pour souhaiter la bienvenue, qu’un vent violent souffla dans la salle, malgré que les portes restassent fermées. On entendit aussitôt un mugissement souterrain, effrayant ; le flambeau du grand maitre s’éteignit de lui-même, et nous demeurâmes dans la plus complète obscurité. Alors, ce fut un fracas épouvantable, dont il est impossible de se faire une idée. En outre, le sol tremblait par fortes secousses ; il semblait que la maison allait s’écrouler sur nos têtes. Je m’attendais à être enseveli vivant sous les décombres. Il n’en fut rien. Un formidable coup de tonnerre éclata, et la salle fut brillamment éclairée, plus vivement que s’il y avait eu des milliers et des milliers de bougies. Ce n’était pas une lumière semblable à celle produite par des lampes électriques ; c’était vraiment une lumière comme on n’en voit jamais, tenant le milieu entre le rouge et le blanc, ni rouge, ni blanche, bref une lumière indéfinissable.

Tous nos regards étaient tournés vers l’orient, où le trône du grand-maître était vide, le grand-maître se tenant auprès, à gauche, nous tournant le dos.

Tout à coup, cinq ou six secondes seulement après la brusque illumination de la salle, sans aucune transition, sans la moindre formation d’un fantôme d’abord indéfini et puis prenant corps peu à peu, tout à coup, c’est le seul cas où ce terme a vraiment lieu d’être employé, un être humain fut vu par nous tous, assis sur le trône du grand-maître. L’apparition avait été d’une instantanéité absolue.

Le grand-maître tomba à genoux, et nous fîmes comme lui.

Pour mon compte, je vous assure que j’avais mes yeux fixés à terre, et que je tremblais trop pour oser les lever vers l’orient.

Au bout de quelques instants, qui m’ont paru des siècles, j’entendis une voix qui nous disait :

« — Relevez-vous, mes enfants ; prenez place, et n’ayez aucune crainte. »

On obéit. Nous nous assîmes sur nos sièges, le grand-maître sur un fauteuil auprès du chevalier chancelier.

Je regardai alors l’esprit apparu. À toutes les précédentes évocations, auxquelles j’avais pris part, lorsque l’esprit évoqué avait bien voulu apparaître, c’était toujours un fantôme aux formes plus ou moins vaporeuses, un être fluidique, essentiellement impalpable. Cet esprit, au contraire, était bien un être comme vous et moi, en chair et en os, mais au corps véritablement rayonnant. Au théâtre, parfois, on accompagne d’un jet de lumière oxhydrique le principal personnage qui est en scène ; néanmoins, le truc est facile à apercevoir, attendu que la lumière, dirigée d’un point quelconque sur l’artiste, va en s’élargissant vers lui dans la forme d’un compas à peine ouvert ; la lumière tombe sur l’homme et l’éclaire. Loin de là, l’esprit qui venait de nous apparaître, était lui-même le centre de la lueur, le foyer lumineux éclairant la salle. Il n’y avait pas à douter ; nous étions bien en présence de Lucifer en personne.