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Le Croksonn en question, que j’avais en face de moi, était pour moi une vieille connaissance. On ne voyait que lui, à bord ! il était constamment en voyage. J’avoue que, les nombreuses fois que je l’avais eu comme passager, jamais l’idée ne m’était venue de lui demander la raison de ces déplacements incessants, dont maintenant je commençais à comprendre ou à pressentir les motifs.

Ce Croksonn était un pasteur protestant, que nous appelions familièrement, à bord, « le révérend Alcool ». Nous ne l’avions, en effet, jamais vu qu’entre deux wiskys. Ce pasteur, doublé d’un sataniste, était, on le voit, triplé d’un parfait ivrogne.

En apparence, pas mauvais homme ; je le croyais presbytérien convaincu, et jamais je n’aurais supposé qu’il dissimulait un occultiste ; le gaillard cachait bien son jeu. Cent fois, j’avais eu l’occasion de lui rendre de menus services, sans compter un grand : un soir, je l’avais tiré des griffes de mon infirmier, qu’il poursuivait sous prétexte de tenter de le convertir au protestantisme ; celui-ci, impatienté, l’avait acculé dans un coin de la batterie, et s’apprêtait à lui administrer une de ces tripotées dont les matelots français possèdent la formule et le secret ; mon intervention seule empêche le révérend Croksonn de recevoir ladite tripotée.

— Ah ! quelle joie, docteur, de vous savoir des nôtres ! me disait-il à présent ; — et sa figure s’épanouissait ; il me serrait vivement les mains, après le tuilage, répétant : — Oh ! oui, je suis content, bien content, tout à fait content de vous voir ici et de pouvoir vous appeler mon frère !…

À bord, je n’avais jamais caché mes sentiments de bon catholique ; il pensa que c’était une ruse de ma part ; lui, l’hypocrite fieffé, dut certainement me mesurer à son aune. C’est ce que je compris ; car il me félicite de « mon habileté ».

Enfin, trois autres visiteurs arrivèrent à leur tour ; le nombre réglementaire d’entrée était atteint ; Croksonn nous ouvrit les portes du sanctuaire palladique.

À peine eus-je pénétré dans la salle, que je demeurai abasourdi. Était-ce bien là le même temple que j’avais visité quelques heures à peine auparavant ?… D’où avait-on sorti l’autel du Baphomet et tous les accessoires du culte luciférien ?

Le local était décoré comme il convient pour une réception de Maîtresse Templière, et l’on était en pleine séance.

Sauf à l’orient, où l’autel de l’idole palladique était recouvert d’un immense baldaquin à draperies rouges, tout le reste de la salle était tendu en blanc ; par exemple, les tentures et les draperies étaient magnifiques, très riches, en soie et velours, avec des franges d’or.