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vu là-bas nos frères les adeptes de la maçonnerie cabalistique chinoise, et, grâce à eux, il a pu se procurer les trois crânes que vous voyez… Ce sont trois crânes de pères des missions du Kouang-Si, que nos frères chinois ont eux-mêmes suppliciés, après leur avoir infligé des souffrances qui, si terribles qu’elles pussent être, étaient encore au-dessous de celles que méritaient ces infâmes propagateurs de la superstition romaine[1]. Leurs crânes avaient été envoyés au Tao-Taï de la région, pour servir aux usages profanes que vous savez[2]. Notre frère le Tao-Taï a bien voulu nous les céder, à la demande de notre respectable aréopage ; et voici son cachet, qui ne nous permet pas de suspecter leur authenticité. »

En prononçant ces mots d’une voix joyeuse, le grand-maître nous montrait, en effet, un grand papier de riz, au dragon impérial à cinq griffes, que seuls peuvent employer les hauts fonctionnaires, et qui, trouvé dans la main d’un homme ordinaire, lui vaut son arrêt de mort immédiat… Il n’y avait donc pas à douter.

J’eus, poursuivit Carbuccia, toutes les peines du monde à ne pas réprimer un sentiment d’horreur. Mais j’étais trop engagé, je le compris alors. Il me sembla que, si je manifestais le désir de me retirer de la séance, j’étais perdu ; et il me fallut assister à une épouvantable scène, digne de vrais sauvages !

On disposa les trois têtes sur une table. Le maître des cérémonies nous fit ranger autour, en formant un triangle dont la pointe était à l’orient de la salle. Puis, le grand-maître, prenant un poignard, qui est le bijou suspendu au cordon du rite palladique, se détacha de la chaîne triangulaire des assistants, s’avança vers la table, et donna un coup de l’arme d’acier dans chacun des trois crânes en disant en anglais : « Maudits soient Adonaï et son Christ. Béni soit Lucifer ! »

Il nous fallut, bon gré, mal gré, l’imiter chacun à notre tour.

Après quoi, les trois crânes étant, comme vous le pensez, dans un état lamentable, les débris en furent jetés au sein d’un brasier, qui brûlait au pied du Baphomet, dominant l’orient[3].

On éteignit alors toutes les lumières, sauf une seule, qu’un chevalier grand expert tenait devant le grand-maître, pour lui permettre de lire sur le rituel d’Albert Pike ; le grand-maître lut une formule d’évocation que je n’avais jamais entendue ; c’était un appel direct à Lucifer.

Je me demandais, très inquiet, ce qui allait arriver.

La salle, je l’avais remarqué, n’était pas disposée comme du temps des premières apparitions fantasmagoriques qu’on m’avait fait voir ; et je comprenais bien, mais trop tard, que les pseudo-apparitions par projections oxhydriques

  1. Il est à présumer qu’il s’agit là de quelque massacre de pères jésuites, les missionnaires les plus détestés par les mandarins. Ces massacres sont, du reste, fréquents ; mais ce qui est le plus honteux, c’est que les gouvernements européens les tolèrent et n’en demandent jamais réparation.
  2. Le Tao-Taï est un fonctionnaire de premier ordre, un gouverneur. Les usages profanes, auxquels il est fait allusion. sont immondes : après un massacre, les Chinois jettent dans un carrefour les têtes coupées des victimes, et la populace va uriner sur ces débris humains. Après le grand massacre qui eut lieu à Tien-Tsin, le 21 juin 1870, et dans lequel le consul de France, M. Fontanier, périt au milieu des missionnaires et des sœurs de charité, la tête du consul demeure très longtemps, sur une des principales places publiques de la ville, subissant ces ignobles outrages posthumes. Ces abominations sont de notoriété publique. Ce que tout le monde sait aussi en Chine, c’est que le Tao-Taï de Tien-Tsin qui a présidé au massacre de 1870 n’est autre que le marquis Tseng ; ainsi, non seulement l’assassinat du consul Fontanier n’a jamais été vengé, mais l’homme qui a approuvé, encouragé, couvert les massacreurs, l’homme qui a fait exposer la tête de la victime, comme il vient d’être dit, est devenu l’ambassadeur de la Chine auprès du gouvernement français, agréé par le gouvernement français !
  3. Plus loin, lorsque je raconterai les visites personnelles que j’ai faites au sein des sociétés d’occultistes, je décrirai, avec plus de détails que ceux donnés ici par Carbuccia, l’intérieur des temples secrets, vraiment sataniques, des Ré-Théurgistes Optimates ; je donnerai, en outre, toutes les explications nécessaires relatives au Baphomet et à tout le reste.