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souverain grand-maître (ici toute l’enfilée de titres qu’il débita sans reprendre haleine), je puis, moi, d’un seul coup, vous initier à un degré très avancé de nos sublimes et impénétrables mystères !… Voulez-vous avoir la troisième classe et être trente-cinquième ? fit-il en passant la main dans sa barbe.

« — Ma foi, oui, fis-je sans même réfléchir ; ma foi, oui.

Cela m’avait en quelque sorte échappé. Il me prit au mot, ajoutant :

« — Avez-vous les métaux ?

« — Plait-il ? » fis-je.

Il reprit, scandant la phrase : « — Avez-vous les métaux ? »

Et, comme je ne comprenais pas, il m’expliqua :

« — Cela vous coûtera deux cents francs… Vous comprenez ? fit-il, les frais de diplôme, le tronc de la veuve, la maçonnerie avant tout société de bienfaisance, centralisant l’argent pour des œuvres… » et autres phrases en baudruche, dont il avait plein la bouche.

« — Et pour deux cents francs, alors, je serai d’emblée, comment dites-vous ?… trente-cinquième ?… Je saurai tous les secrets ?…

« — Parfaitement, répliqua Peisina ; et vous aurez le titre de Grand Commandeur du Temple. »

Je ne savais pas au fond si je devais rire ou me fâcher. Mais qu’était-ce que l’argent à cette époque pour moi ?… Je me dis : Qu’est-ce que tu risques après tout ? Deux cents francs, ce n’est pas trop cher vraiment, même si tu es mystifié… Séance tenante, nous nous rendîmes chez Peisina ; et là, dans une sorte de salon spécial, il m’apprit à marcher, à faire les gestes et à prononcer différents mots et différentes phrases, tous ces fameux secrets de jadis, aujourd’hui secrets de polichinelle ; et, en fin de compte, il me délivra un diplôme, signé de son plus beau parafe, ainsi que les insignes de mon grade.

En deux heures à peine, j’étais un Grand Commandeur des plus initiés.

Il est facile de voir par là que ce Giambattista Peisina était un malin, qui avait trouvé le moyen de se faire de bonnes petites rentes, grâce à ce commerce de diplômes maçonniques ; mais, il était réellement un des gros bonnets de l’association, et il avait vraiment le droit de conférer des grades, même sans les épreuves usuelles.

J’étais donc parfaitement initié ; le signor Peisina m’avait fait, à plusieurs reprises, répéter mots, gestes et marche, afin que je n’eusse pas l’air trop emprunté lorsque je voudrais m’en servir.

« — Et maintenant, ajouta-t-il, lorsque tout fut fini, moyennant un abonnement de quinze francs par an, que vous paierez en qualité de membre actif de l’Aréopage de Naples, je vous communiquerai régulièrement les mots d’ordre et de passe qui vous sont indispensables, et vous pourrez ainsi vous présenter partout comme membre de nos illustres loges, chapitres et conseils philosophiques. »

J’étais, je vous l’avoue, enchanté, et lui aussi, paraît-il.

Et me voilà allant dans les temples interdits aux profanes, fréquentant les frères ; et ma foi, j’ai vu chez eux des choses amusantes, cocasses même ; j’y ai fait d’innombrables connaissances très distinguées, dont la plupart ont fini par m’emprunter de l’argent, qui, par parenthèse, ne m’a jamais été rendu. Quant à avoir fait des affaires grâce à la maçonnerie, ça, c’est une autre paire de manches !…

Mais voilà qu’un jour, je me le rappelle comme si c’était hier, un collègue, maçon d’une loge de Calcutta, mais qui avait été initié au rite de Memphis, à Withington, près de Manchester, en Angleterre, me témoigna son étonnement de ne pas me voir croître en grades et en sagesse maçonniques, suivant le jargon en usage, et de me retrouver toujours simple Grand Commandeur du