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je me rends compte de ma folie de jadis ; et, je vous en prie encore, écoutez-moi… Tenez, ajouta-t-il en me tendant son bras, vous pouvez prendre mon pouls, vous verrez si je suis calme.

Et il commença :

— Vous savez, mon bon docteur, quel métier je faisais ; nous nous sommes assez souvent vus, et je vous dois assez de reconnaissance pour ne rien vous cacher. Un jour, il y a de cela cinq ans, à bord de ce même Anadyr sur lequel nous sommes, un de mes collègues me dit :

« — Ah ça ! diable, Carbuccia, mais vous n’êtes donc pas maçon ?

« — Maçon, qu’est-ce que c’est que cela ?

« —- Eh ! mon cher, maçon, franc-maçon !

« — Ah ! non, par exemple !… Ce sont des farceurs, paraît-il, que tous ces gens-là, et je n’ai pas envie… »

Mon camarade m’interrompit :

« — Vous avez tort, Carbuccia, de parler comme cela de choses que vous ne connaissez pas. La maçonnerie est une institution des plus sérieuses et j’ajoute des plus indispensables pour ceux qui, comme nous, voyagent et ont besoin, dans tous les pays du monde, de trouver des amis, des clients, bref, de se créer des relations pour faire des affaires. »

Il se mit alors à me raconter que, dans le monde entier, la franc-maçonnerie avait des affiliés, que l’un des principes de cette société était de se porter secours, de s’entr’aider les uns les autres, et que rien, en définitive, n’était plus profitable que de se faire recevoir franc-maçon.

Je l’écoutais à peine, riant sous cape de le voir si enflammé pour cette société, et, au surplus, je refusai net de me laisser convaincre, lorsqu’il m’eût dit qu’il fallait, pour être admis à en faire partie, subir des épreuves, passer par diverses filières, mettre en un mot un temps infini pour arriver à des grades élevés.

Il eut beau revenir plusieurs fois à la charge, au cours de la traversée que nous fîmes ensemble ; je finis par l’envoyer promener.

Hélas ! pourquoi n’ai-je pas persisté dans cette bonne voie ?…

Mais, voilà qu’à Naples où je demeure, et où il me quitta, je fis, par le plus grand des hasards, connaissance d’un de mes voisins du 25 de la strada San Biagio de Librae, un original, du nom de Giambattista Peisina, qui se disait et s’intitulait pompeusement, et faussement, je le croyais du moins à cette époque : Très illustre souverain, grand commandeur et grand-maître général, grand Hiérophante du Souverain Sanctuaire de l’antique et primitif rite oriental de Memphis et Misraïm… Excusez du peu !…

Et, comme je riais, moi, à l’énumération de cette charretée de titres :

— Je riais aussi en ce temps-là, dit gravement Carbuccia ; aujourd’hui, je ne ris plus.

Et il reprit :

— Peisina, il faut le dire, ne jouissait pas d’une excellente réputation dans le quartier ; on ne savait pas au juste quels étaient ses moyens d’existence ; il montait chez lui du matin au soir une foule de gens dont la plupart avaient de bien vilaines figures ; mais, somme toute, on ne disait pas trop grand’chose sur son compte, comme si on en avait eu peur.

Au demeurant, Peisina, d’aspect austère et grave en apparence, était, dans le privé, un bon vivant, ne dédaignant pas la bouteille et ayant le mot pour rire ; il se gobergeait finement, mangeant bien et buvant sec, à la gloire du grand architecte de l’univers, disait-il, pour narguer les jésuites, mais en plus qu’eux, ajoutait-il, à sa santé.

Un jour, entre deux vins, je lui racontai, en manière de plaisanterie, la tentative d’embauchage dont j’avais été l’objet de la part de mon camarade. Alors, il