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ronde ; la mienne fut l’objet d’un simulacre de consécration par le grand-maitre, conformément au rituel. Le chevalier d’éloquence me porta un toast, buvant à ma prospérité et à ma longue vie ; dans sa pensée (je le sus plus tard, ma visiteuse m’ayant appris quel poison m’était destiné), j’en avais tout au plus pour un mois. Je m’inclinai, me dominant pour sourire et paraître calme ; le moment était critique ; je me recommandai mentalement à Dieu, à la Bonne Mère, à saint Benoit, et je bus le vin ; c’était du porto exquis.

Il restait à me rendre mes patentes, contreparafées et timbrées. Le grand-maître s’excusa ; vu l’absence de la grande-maitresse, dont la signature, affirmait-il, était indispensable, il ne pourrait me les faire remettre que le lendemain. C’est ainsi que je quittai le triangle d’Haarlem-Lane, accompagné par quelques frères, qui se proclamaient mes meilleurs amis. Le lendemain, le grand-maître, pour ne pas me rendre encore mes titres, vint me raconter qu’ils étaient réclamés par Charleston ; il allait, disait-il, les expédier avec son rapport, tout à mon éloge, faisant valoir combien j’avais victorieusement démontré que mon attitude, dans l’affaire Lewis Peck, était inattaquable ; et alors, tout me serait réexpédié par les chers et illustres Emérites, formalité obligatoire. L’honorariat qui venait de m’être décerné leur prouverait bien que je n’avais pas démérité ! Il m’assura que c’était une question de cinq à six semaines au maximum à attendre, Dame ! l’exercice du droit de veto a son bon côté et ses ennuis ; mais ceux-ci ne sont que passagers. Le bon apôtre ! Je lui répondis que je n’étais pas pressé.

Peu après, je quittai New-York, et je ne ressentis jamais rien. Au bout d’un mois, j’étais toujours aussi bien portant : ma conviction est que l’officier qui m’avait remis ma coupe, n’avait pas mélé le poison au vin, dévoué qu’il est à ma visiteuse, jusqu’à se faire tuer pour elle.

Sans les incidents qui ont suivi l’installation de Lemmi au palais Borghèse, je n’aurais pas raconté aussi explicitement cette aventure. Je m’étais proposé tout d’abord de laisser le grand-maître de l’Étendard dans l’idée absurde qu’il se forgea, quand il apprit, en 1892, que j’étais toujours en vie : il s’est imaginé que, méfiant, je m’étais précautionné, en avalant quelque antidote. C’est là une opinion qui a cours chez beaucoup de personnes, ne connaissant rien à la toxicologie ; opinion erronée, car il n’y a pas d’antidote préventif. Quant à prendre un contre-poison, après avoir absorbé une nourriture ou une boisson suspectes, cela ne se peut guère, puisqu’il faudrait savoir à coup sûr quel poison on a avalé. Or, il est de tels poisons, dont l’effet ne se produit qu’au bout d’un certain nombre de jours, quelquefois même fort tard ; il en est qui vicient l’économie générale du corps humain, de telle sorte qu’une indisposition ordinaire se transforme en maladie mortelle, et l’on peut mourir ainsi, sans savoir qu’on a été empoisonné. Si donc j’ai raconté le fait, en gardant les réserves que j’ai promises à ma visiteuse de New-York, mais en disant néanmoins comment les choses se sont passées, c’est que, précisément, depuis l’élection de Lemmi, l’officier palladiste qui « a failli à mon égard à sa mission d’ultionniste » n’est plus à compromettre : il est un des hauts-maçons scissionnistes qui ont passé avec armes et bagages dans le camp de miss Vaughan et qui appartiennent à cette heure aux groupes indépendants, « non reliés ». Luciférien encore, — malheureusement, — il est de ceux qui combattent l’intrus du palais Borghèse.

Mais, dira-ton, voilà bien des crimes. Eh oui ! la haute-maçonnerie vit dans le crime, comme le poisson dans l’eau. Aux yeux de ces éminents philanthropes, la vie humaine ne compte pas. Aussi, quand on quitte la secte, faut-il la combattre hardiment et publiquement ; c’est le meilleur moyen de la faire