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C’est tout un roman, et des plus tragiques, que cette histoire, absolument vraie ; mais pour l’écrire, il faudrait entrer dans des détails, tout décrire, par conséquent, faire reconnaître les personnages qui ont joué un rôle criminel, ceux qui ont poussé la dépravation jusqu’aux pires limites, et ainsi on donnerait barre sur soi et sur l’éditeur à des gens qui n’ont aucun scrupule.

Un jeune palladiste, Lewis Peck, américain, mâtiné de yankee et de peau-rouge, arrivé récemment à Singapore, fut chargé par le triangle de supprimer miss Mary. D*** se lia avec lui, le reçut dans son intimité ; en même temps, Arabella et Fausta faisaient meilleure figure à la jeune fille. Lewis Peck feignit une inclination pour la candide enfant, incapable de soupçonner l’infernal complot ourdi contre sa vie. Pauvre colombe ! Lewis Peck ne lui déplut point : peut-être aussi, dans le mariage, voyait-elle sa délivrance de ce milieu dont elle avait tant souffert. Lewis et Mary furent fiancés. La jeune fille aurait voulu se fixer avec son mari à Madras, c’est-à-dire auprès de son grand-père et de son oncle maternels, les bijoutiers ; mais ceci ne lui fut point accordé. D*** tenait à ce qu’elle demeurât à Singapore. Toutefois, il autorisa un voyage à Madras, que miss Mary fit sous la conduite de sa tante Fausta ; le fiancé Lewis Peck eut la permission d’accompagner ces dames.

À Madras, on fit fête à la jeune fille dans la famille de sa mère. Au cours de ce séjour, Fausta émit le projet d’une excursion aux mines diamantifères de Karnoul ; on irait dans les montagnes, à Ramalkolta ou à Baswapour. À raison de la facilité des mœurs anglaises, on laisserait les deux jeunes gens aller un peu à l’aventure. Au fond, Fausta favoriserait le crime, en cessant de surveiller Lewis Peck, et il était entendu entre elle et celui-ci qu’aux environs de Karnoul, là où la chose serait possible, il étranglerait sa fiancée sans témoins et la jetterait dans la Tounga-Bhadra. On juge le désespoir qu’il aurait simulé et quel conte de thugs il aurait raconté. Or, comme il avait tout l’air d’adorer la jeune fille, qui le soupçonnerait, surtout la tante Fausta faisant son éloge et le prônant fiancé modèle ?

L’excursion, proposée, fut adoptée ; Lewis et Mary s’écartèrent, mais… ils ne revinrent ni l’un ni l’autre. Le jeune palladiste s’était sérieusement épris de sa fiancée, avait eu horreur du crime dont il avait accepté d’être l’instrument, alors qu’il ne connaissait pas miss Mary ; — il est bon de dire qu’il y allait de sa tête, s’il avait refusé ; — et il avait enlevé sa future épouse, tant pour la sauver du poignard ou de la corde d’autres ultionnistes, que pour se mettre lui-même à l’abri. Fausta ne comprit rien à ce qui s’était passé ; ou, plutôt, elle crut qu’un accident avait entraîné la mort de Lewis en même temps que celle de Mary, et elle feignit de se lamenter pour deux trépas au lieu d’un. Quant au vieux bijoutier, la disparition de sa petite-fille le frappa cruellement ; il ne résista pas à ce coup et mourut de chagrin très peu de temps après l’événement.

De Karnoul, Lewis et Mary avaient gagné secrètement Ballari et Bidjanagar, et de là Goâ, d’où ils s’étaient évadés de l’Asie maudite sur un navire portugais. Après un arrêt de quelques jours en Portugal, ils repartirent pour le Brésil ; c’est là qu’ils se marièrent, devant un ministre protestant puséiste, et qu’ils se fixèrent, mais pour demeurer inconnus. Dans leur exode, ils avaient changé de nom. Cependant, sitôt en lieu sûr, Mary avait écrit à sa famille maternelle, lui faisant connaître l’affreuse vérité et la nécessité où elle se trouvait de vivre désormais cachée, avec son époux. Cette lettre arriva peu après la mort du vieux bijoutier ; ce fut son fils, par conséquent l’oncle James, qui la reçut.

Pendant huit années, Lewis Peck et sa femme réussirent à rester ignorés de la secte, qui les croyait morts. Leur union avait été heureuse ; ils avaient