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— Dure depuis onze ans. Il est temps que vous en restiez là ; mais on n’aurait pas dû vous condamner à mort, je persiste à le penser ; c’est à nous à savoir mieux nous protéger contre la curiosité hostile… C’est donc entendu, vous viendrez ?

— Oui, mademoiselle.

— Vous avez confiance en moi ?

— J’ai confiance en vous, mademoiselle, et, par-dessus-tout, j’ai confiance en mon Dieu ; c’est lui qui vous a fait bonne, c’est lui qui vous envoie aujourd’hui à moi, c’est lui qui vous tirera malgré vous de cet abîme de perdition !…

Elle me répliqua froidement :

— N’abordons pas ce genre de discussion, je vous prie ; nous avons deux points de vue inconciliables… L’essentiel pour moi est que vous veniez et que vous buviez.

— Je viendrai et je boirai.

Elle me serra la main et se retira. Au moment de franchir le seuil, elle se retourna et me dit encore :

— Vous avez sauvé Lewis Peck, je vous sauve. À ce soir, monsieur le docteur.

— Mademoiselle, à ce soir.

Je fus exact au rendez-vous, au triangle d’Haarlem-Lane. Nous allons bien voir ce qui arrivera, pensai-je. Au surplus, j’avais mis saint Benoît dans mon jeu et d’une façon telle que je n’avais aucune crainte. L’important était de ne pas laisser soupçonner que je savais à quoi m’en tenir.

Jusqu’à l’entrée du temple, je reçus de tous un excellent accueil ; une fois dans la salle, les physionomies des frères et sœurs changèrent. La grande-maîtresse de l’Étendard de la Divine-Croix était absente ; elle s’excusait par lettre de ne pouvoir venir, pour cause d’indisposition quelconque : elle fut remplacée à l’orient par la grande-lieutenante.

Alors, le grand-maître, m’ayant fait remettre mes patentes, ainsi que cela avait été convenu, m’expliqua qu’un incident venait de se produire et qu’on avait besoin de quelques explications de moi, avant de me conférer le titre de membre honoraire de ce triangle. Ma visiteuse connaissait bien le programme de la petite comédie qui allait se jouer. On me déclara, en effet, que mon veto dans l’affaire Lewis Peck n’avait pas paru tout à fait justifié aux Émérites de Charleston, et que j’étais prié de donner mes raisons ; à la suite de quoi, le grand-maître de ce triangle ferait un rapport.

Voici en quoi consistait cette affaire Lewis Peck :

On n’a pas oublié mistress Annie D*** et sa fille Mary que j’eus parmi mes passagers, à bord du Meïnam, de Madras à Calcutta, aller et retour, en 1880 (premier volume, page 92 et suivantes) ; et l’on se souvient aussi de la réception, au grade de Maîtresse Templière, de miss Arabella, la sœur aînée de miss Mary. Le lecteur se rappelle encore, certainement, mes inquiétudes au sujet de la pure jeune fille, n’ayant que sa mère pour la défendre contre son abominable tante, la veuve Fausta S***, et contre sa sœur Arabella, née d’un premier mariage du planteur D***. Le malheur que je redoutais arriva dans les premiers mois de 1882 ; mistress Annie mourut. Dès lors, la tante et la sœur aînée essayèrent de pervertir miss Mary, n’y réussirent point, et leur haine devint féroce. La veuve S*** était parvenue, en calomniant la pauvre morte, à faire croire à cette ignoble brute de D*** que miss Mary n’était point sa fille ; ainsi le père se désintéressa tout à fait de la malheureuse jeune fille. Finalement, par un hasard, des plus regrettables dans un cas pareil, miss Mary découvrit, sans le vouloir, le satanisme de sa famille paternelle : dès lors, l’aversion que les siens avaient pour elle atteint son paroxysme ; sa mort fut décidée au triangle de Singapore, dont D***, Fausta et Arabella faisaient partie.