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l’incident Hartmann ? n’aurait-il pas à ce propos quelque confession à faire, à titre de franc-maçon ?

Car les faits sont là, et il est impossible de les nier.

Le gouvernement français, ayant à sa tête des francs-maçons, n’a pu, en tant que gouvernement, se soustraire à l’obligation d’arrêter un homme que le prince Orloff, ambassadeur de Russie, lui a fait prendre à Paris, cet homme étant un anarchiste criminel, coupable d’un multiple assassinat. Mais la haute-maçonnerie a déclaré que cet homme ne devait pas être livré à la justice du tsar ; et alors, en tant que maçon, le gouvernement français a feint de ne pas être sûr de l’identité du prisonnier, le F∴ Engelhard est intervenu pour plaider que celui-ci était bien Édouard Mayer et non Hartmann (quelle comédie !), et l’homme arrêté, n’ayant plus rien à craindre, au lendemain du manifeste épistolaire du grand-maître Garibaldi, a été conduit en sûreté en Angleterre.

L’ambassadeur de Russie avait annoncé de nouveaux documents qui établiraient sans conteste l’identité d’Hartmann (sur laquelle nos gouvernants étaient parfaitement fixés) ; mais on se garda bien d’attendre l’arrivée de ces documents.

« Je fus chargé, écrit M. Andrieux, de faire conduire Hartmann en Angleterre. J’entrai de nouveau dans la cellule d’Hartmann ; il était assis près d’une table, sur un escabeau fixé au mur par une chaine de fer. Il prenait son repas, attendant, d’heure en heure, une décision qui, vraisemblablement, devait l’envoyer à la potence. Ce ne fut pas sans émotion que je lui signifiai l’ordre de sa mise en liberté…

« Après trois semaines de détention au Dépôt de la préfecture de police, Hartmann partit pour Dieppe et de là pour Londres, sous la surveillance d’un agent. »

C’est-à-dire, pour les initiés : afin d’être sûr que la police russe, qui avait su le découvrir à Paris, ne l’enlèverait pas en route, on le fit accompagner par la police française, non pas jusqu’à la frontière, mais jusqu’à Londres même où il désirait se fixer et où le F∴ Félix Pyat l’attendait. Là, il n’y avait aucune extradition à craindre ; l’Angleterre, ennemie déclarée de la Russie, n’aurait certainement pas la tentation d’être agréable au tsar.

À peine arrivé à Londres, Hartmann envoya, le 19 mars, au F∴ Clémenceau, directeur du journal la justice, une lettre établissant son identité. « Pour que vous ne puissiez douter de mon identité, écrivait-il, je prie mon ami Pierre Lavroff, que vous connaissez personnellement, de vous remettre lui-même cette lettre. » Lavroff, autre nihiliste de marque, est connu pour avoir publié à Paris l’organe anarchiste Vpered ! (En avant !)

Le tour était joué. Les francs-maçons du pouvoir s’étaient, avec une rouerie digne de Machiavel, moqués du gouvernement russe.