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mains s’étaient refermées, ne saisissant, ne palpant plus rien, tout à coup ; la matière corporelle de Mlle  Walder s’était fluidifiée, volatilisée entre leurs doigts. Aussi, au comble de la stupéfaction, avaient-ils fait, d’instinct, un pas en arrière, en proie à une crainte facile à comprendre.

Le grand-maitre de la Profundità demanda au jeune capitaine impalpable quel était son nom.

— Alexandre III de Macédoine, répondit-il.

— Quoi ! Alexandre le Grand ?

Le fantôme substitué eut un sourire.

— Je ne porte pas ce surnom au royaume des esprits de lumière ; le Dieu-Bon seul est grand.

Et il s’évanouit, refaisant place au personnage matériel et tangible de Sophia.

Avec une instantanéité qui déroutait l’assistance, elle produisit plusieurs fois, ce jour-là, le merveilleux phénomène des substitutions. Elle fut, tour à tour, en fantôme, Luther, Cléopâtre, Robespierre, Héloïse, Mahomet, Savonarole, Voltaire, Platon, Spartacus, Héliodore, Francklin, Catherine de Russie, Jean Ziska, la Pompadour et Garibaldi, chaque transformation nouvelle s’opérant aux sifflements effrayants du serpent de la voûte.

Mais c’est surtout sous les traits de Voltaire que sa substitution fut la plus saisissante. Elle apparut d’abord en Voltaire jeune, au début de sa renommée, et, sous cette figure, vomissant des blasphèmes, elle passa par toutes les phases de la vie du philosophe impie, sans reprendre une seule fois sa forme de Sophia, mais en nous montrant graduellement tous les progrès de l’âge, jeunesse, maturité, vieillesse. Puis, le personnage que nous avions devant nous, fantôme lumineux, présenta le visage amaigri, caduc, grimaçant, universellement connu, et les vêtements impalpables dont il était habillé se transformèrent à leur tour en linceul. Sur la demande du spectre, on apporta une table, une vulgaire table en bois grossier ; on la plaça devant lui, et le fantôme s’avança comme si aucun objet matériel n’eût été là ; lorsqu’il s’arrêta, il était, par le fait, nettement coupé en deux par la table. Après quoi, cette table, bien palpable, bien matérielle, qu’un frère servant avait apportée, disparut subitement ; on la retrouva, le lendemain, juchée dans les hautes branches d’un marronnier de la propriété.

La fin de la série des transformations mérite aussi d’être signalée.

Le fantôme de Garibaldi avait été substitué au corps de Sophia et avait débité quelques phrases ; ensuite, le pseudo-Garibaldi posa ses deux poings sur ses hanches, et voilà que sa tête s’enfonça dans son cou, disparaissant entre les épaules, les bras se transformèrent en anses et le corps en urne de bronze, d’où jaillirent des flammes rougeâtres. Puis, ces flammes prirent une forme humaine, et de nouveau nous avions sous les yeux Sophie Walder, l’urne s’évanouissant à son tour.