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alors, il me fallait, ne sachant comment employer mon temps, flâner en ville et venir à la gare à l’arrivée de chaque train. C’est à ce dernier parti que je m’étais arrêté ; de là, toute une après-midi complètement perdue. Au train de six heures moins quelques minutes (je ne me rappelle plus au juste), personne encore ; j’ai noté seulement que c’était un train omnibus, aussi je ne fus pas trop étonné de mon attente inutile. J’avais plutôt compté sur l’express.

Il faisait un temps superbe, un de ces grands jours d’été où le soleil de Naples a une vraie ardeur de Vésuve ; la chaleur était encore pesante, malgré l’heure déjà avancée et malgré la brise qui venait du golfe, toute humectée de senteurs marines. Je marchais au hasard, comme tout à l’heure. J’étais allé de la gare à la porte Capuana et de là au jardin botanique, en coupant à travers le faubourg, absorbé par mes pensées, ayant distribué aux mendiants braillards qui pullulent quantité de centimes dont on tient table de change aux carrefours.

Puis, j’étais revenu sur mes pas, harcelé par un gamin en guenilles, qui s’était attaché à ma poursuite, à ma sortie du jardin, sur la strada Foria, et dont je ne pouvais me délivrer, m’étant juré que c’en était fini pour aujourd’hui de jeter des piécettes à toute cette vermine d’éhontés quémandeurs.

Je fuyais, littéralement, agacé, énervé ; je me tenais à quatre pour ne pas envoyer l’enfant rouler d’un coup de poing… Oh ! ces mendiants de Naples ! une glu !… Depuis le jardin botanique, celui-ci ne me quittait pas d’une semelle, me regardant de ses yeux noirs brillants et m’hallucinant de son Datemi uno soldo, signor ! nasillé sans relâche, comme tombe sans relâche, de seconde en seconde, la goutte d’eau de l’acqueduc sur le sol ; et impossible de m’en débarrasser ! Puis, en même temps, il ajoutait : Io te cognosco, signor, io te cognosco, signor ; io re cognosco, signor !… J’en avais le mal de mer.

Je me précipitai dans la grande salle de la gare ; j’allai au guichet, comme pour prendre un billet ; il m’y suivit encore. Au fait, pourquoi ne prendrai-je pas un billet pour n’importe où ? pour la première station, n’importe laquelle ; cela me donnerait accès sur le quai. Justement, un train va partir dans quelques minutes, et celui que j’attends, l’express de Rome, est en retard… Enfin, ouf ! je respire ; les carabiniers sont entre moi et le morveux mendiant.

Je regarde mon billet ; il est pour Casalnuovo. Irai-je finir là la soirée, si décidément mon homme ne vient pas ?… J’étais perplexe. Je me rappelle alors ses hésitations à me donner sa parole, et j’ai comme un pressentiment que l’habitant de Caserte ne tiendrait pas sa promesse… Je me trompais : il vint, mais le lendemain, où je le rencontrai chez un ami commun qu’il