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de Louis XV, la vieille comtesse de Gergy, qui l’avait connu cinquante ans auparavant à Venise où elle avait été ambassadrice, fut stupéfaite lorsqu’il se représenta devant elle ; c’était encore le même homme ; elle déclara qu’il n’avait pas changé. Les témoignages semblables abondent, de gens qui le virent et le revirent à trente et quarante ans de distance. Il ne possédait aucune fortune personnelle, n’avait des intérêts dans aucun commerce, aucune industrie, aucune banque ; on ne put jamais découvrir personne lui fournissant de l’argent ; et cependant il vivait dans un faste tel que les princes royaux eux-mêmes en étaient éblouis.

Parlant le plus correctement du monde n’importe quelle langue, le mystérieux personnage allait et venait en tous pays. On le vit surtout à Paris, de 1750 à 1760. Rameau affirmait l’avoir rencontré en 1710 et lui avoir donné alors une cinquantaine d’années ; mais il n’en paraissait pas, davantage au bout de cinquante ans encore, lorsqu’il quitta définitivement la France. Un secrétaire de la légation danoise, qui l’avait connu en Hollande en 1735 et qui le retrouva vingt-cinq ans plus tard à Versailles, assurait que sa physionomie n’avait aucunement changé.

Il connaissait les secrets, de tout le monde, secrets politiques les plus cachés des hommes d’État aussi bien que secrets intimes des familles, et jamais personne ne put pénétrer le sien. Voltaire, qui était un sceptique, écrivait à Frédéric II : « M.le duc de Choiseul, M. de Raunitz, M. Pitt ne disent point leur secret ; on dit qu’il n’est connu que d’un M. de Saint-Germain, qui a soupé autrefois dans la ville de Trente avec des pères du Concile et qui aura probablement l’honneur de voir Votre Majesté dans une cinquantaine d’années. C’est un homme qui ne meurt point et qui sait tout. » Frédéric, longtemps railleur en matière de surnaturel, plaisanta fort au sujet de cet homme énigmatique ; puis, quand plus tard il le connut, il changea de ton et lui témoigna la plus grande déférence.

Rien n’est plus curieux que l’article qui fut consacré par le London Cronicle, numéro du 3 juin 1760, au comte de Saint-Germain, lorsqu’il quitta subitement la France pour n’y plus revenir.


« Les motifs qui ont amené le mystérieux étranger chez nous sont absolument ignorés, dit le journal anglais, ainsi que les raisons de l’éclat que la cour de France vient de faire à son sujet. Le merveilleux de sa vie, ce qu’on raconte d’extraordinaire de lui jettent de l’intérêt dans ses actions les plus communes, qui ont eu toute l’Europe pour théâtre.

« Il ne doit ni à sa naissance ni aux faveurs d’aucun monarque les litres honorables dont il se décore ; son nom même est an mystère, qui étonnera plus à sa mort que tous les évènements miraculeux de sa vie. Celui qu’il porte actuellement est emprunté et supposé.

« Le terme d’ « inconnu » sous lequel on le désigne est trop faible ; ceux d’ « aventurier » et de « chevalier d’industrie » offrent des idées de bassesse