Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894, tome 2, partie 2.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Par exemple, le Frère Ragon, dans son Cours philosophique et interprétatif des initiations anciennes et modernes, assure que la Croix, qui sert à l’initiation au dix-huitième degré, exprime l’intersection de l’écliptique avec l’équateur, Mais pourquoi ne pas le dire en propres termes ? Pourquoi employer un symbole dont le sens peut donner lieu à une foule d’interprétations, afin d’arriver à énoncer une vérité banale ? N’est-ce pas chercher midi à quatorze heures ?[1]

On nous dit que le langage figuré élève l’âme et sert à la tirer du prosaïsme… Certes, personne ne nie les beautés de la poésie qu’on a appelée le langage des Dieux. Mais son mérite n’existe qu’à la condition d’être clair. Les grands poètes, même quand ils s’élèvent jusqu’au sublime, ne cessent jamais d’être intelligibles. Le poète qui, pour se grandir, affecterait d’être obscur, n’obtiendrait que des sifflets. Il est ridicule et pitoyable de parler par énigmes, quand il est si facile d’exprimer clairement sa pensée. Ce serait imiter Jésus-Christ, qui se vantait de ne parler au peuple que par paraboles afin de n’être pas compris, dans la crainte que ses auditeurs, s’ils parvenaient à le comprendre, ne fussent sauvés (Marc, ch. IV, v. 11). C’est là un mauvais exemple qu’on doit bien se garder de suivre[2].

Le Rituel a eu sa raison d’être sous les régimes despotiques. Mais il n’en est plus de même aujourd’hui. Tout se fait au grand jour, et la diplomatie elle-même est obligée de travailler à ciel ouvert. On nous demande ce qui arriverait si une réaction venait ouvrir une ère d’oppression. Nous répondons que, dans ce cas, le Rituel ne nous garantirait pas des persécutions. On en a eu récemment la preuve ; sous le régime appelé de l’Ordre Moral, plusieurs Loges ont été fermées par la police, et, un peu auparavant, le gouvernement a imposé des Grands-Maitres à l’Association. Les Rituels n’ont donc pu éloigner ces abus de la force. Et d’ailleurs, à quoi servirait à la Maçonnerie la conservation stricte de ses formulaires et traditions ? Tout ce qui se passe dans les Ateliers est aussitôt connu, les Rites décrits dans des Livres mis à la disposition du public. Nos secrets, convenons-en, sont le secret de Polichinelle. Et même s’il arrivait qu’une Loge parvînt à tenir des séances parfaitement secrètes, la police n’a-t-elle pas les moyens d’y pénétrer et de s’en faire rendre compte par ses agents ? C’est ce qui est arrivé à la fin du règne de Louis-Philippe : la Haute-Vente de la Société des Saisons avait dans son sein un traitre qui tenait la police au courant de tout ce qui s’y passait.

  1. Le F∴ Saturnin Morin, qui n’est pas allé plus loin que le grade de Maître, prend pour argent comptant ce que débite Ragon dans ses livres, lesquels sont destinés à tous les maçons, aussi bien à ceux des degrés inférieurs qu’aux autres. Si le F∴ Morin avait été reçu au grade de Rose-Croix (18e degré), il aurait vu que, dans le symbolisme maçonnique, la croix signifie tout autre chose que l’intersection de l’écliptique avec l’équateur, et il aurait vu cela même par le Rituel du F∴ Ragon, et il aurait compris pourquoi les hauts-gradés de la secte ont l’air de chercher midi à quatorze heures : car cette explication de la croix est une des plus sacrilèges obscénités que l’esprit infernal se soit plu à imaginer.
  2. Il s’agit de la parabole du semeur. Avec sa mauvaise foi habituelle, le F∴ Morin ne cite qu’un verset de saint Marc et le détourne de son vrai sens. L’Évangile nous dit aux versets suivants, non mentionnés par le sectaire, que ceux qui ne comprennent pas les paraboles divines sont semblables aux terrains du bord de la route « en qui la Parole est semée ; mais, aussitôt qu’ils l’ont ouïe, Satan vient et enlève la Parole qui avait été semée en leur cœur » (V. 15). Et Jésus disait encore : « Apporte-t-on une chandelle pour la mettre sous un boisseau ou sous un lit ? N’est-ce pas pour la mettre sur un chandelier ? — Car il n’y a rien de secret qui ne doive être manifesté, et il n’y a rien de caché qui ne doive venir en évidence. — Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende. » (V. 21-22-23.)