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« Son salon[1], — c’est encore Heine qui parle, — rassemblait une ménagerie d’hommes, telle qu’on trouverait à peine la pareille au Jardin des Plantes. Au fond, étaient blottis quelques ours blancs d’Allemagne, qui fumaient la pipe sans presque souffler mot, et lançaient seulement de temps à autre quelques jurons patriotiques. À côté d’eux était tapi un loup polonais qui, coiffé d’un bonnet rouge, hurlait parfois d’un ton rauque les observations les plus doucereuses et les plus fades. J’y trouvai aussi un singe français, un des plus vilains singes que j’aie jamais vus ; il faisait continuellement des grimaces, afin que l’on pût choisir la plus belle. »

Les ouvriers allemands dévoraient avec une foi toute allemande sa parole républicaine. « Il parlait très bien, dit encore Heine, d’une manière laconique, convaincante et populaire ; ses discours, nus et sans art, étaient tout à fait dans le ton du sermon sur la montagne. Je ne l’ai entendu, à la vérité, parler qu’une seule fois au passage du Saumon, où Garnier présidait l’Assemblée du peuple. Bœrne parla sur la Société de la presse, qui devait se garder de prendre une forme aristocratique ; Garnier tonna contre Nicolas, le czar de Russie ; un ouvrier cordonnier, contrefait et bancroche, prit la parole et prétendit que tous les hommes étaient égaux. »

Ses Lettres sur Paris firent en Allemagne la plus vive sensation ; elles étaient dévorées à des milliers d’exemplaires par toute la Jeune Allemagne, en compagnie des journaux et des romans allemands, qui, malgré le peu de liberté de la presse, prêchaient à l’envi « l’émancipation de la chair » ; Gutzkow, Laube, Mund, Wienberg et toute la suite de Heine raillaient toute croyance en Dieu, exaltaient le libre amour, émancipaient la chair avant d’émanciper le peuple. Bœrne lui-même, dans un voyage qu’il fit en Allemagne, en 1832, y fut l’objet des démonstrations les plus enthousiastes des sectaires : fêté comme un héros, il rapporta aux frères et amis de Paris les plus chaudes espérances pour la cause de la révolution.

À part ce voyage et deux excursions en Suisse (1832 et 1833), Bœrne ne quitta Paris que pour habiter pendant l’été Auteuil, où il traduisit en allemand les Paroles d’un croyant de Lamennais dont il était l’ami, et travailla à réunir les matériaux d’une histoire de la Révolution française, tout en publiant la suite de ses Lettres sur Paris, et quelques articles en français dans le Réformateur de Raspail.

Les deux grandes admirations de Bœrne en France étaient Lamennais et Béranger, les deux hommes peut-être qui ont fait le plus de mal à cette époque, en popularisant et vulgarisant les idées impies et subversives de la Maçonnerie. Ils étaient pour lui la personnification de cet idéal de la propagande révolutionnaire qu’il définissait ainsi :

  1. Bœrne vivait à Paris sous le toit d’une juive divorcée de Francfort, Mme  Wohl, femme brûlante de républicanisme et de chauvinisme allemand. Après la mort de Bœrne, elle épousa le juif Strauss, que Heine appelait un « âne cornu. »