Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894, tome 2, partie 1.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui le meut ou l’agite : ainsi, ce sentiment si consolant pour l’humanité, l’amitié, peut perdre quelquefois de sa pureté primitive ; mais il n’en appartient pas moins à tous les êtres, à tous les sexes et à toutes les conditions. Il nait d’un rapport involontaire et communicatif entre l’individu qui l’inspire et celui qui l’éprouve ; sa première impression est plus forte que la raison, plus impérieuse que les raisonnements. Elle leur impose un absolu silence ; tout sert, tout concourt à établir la puissance de ses effets sympathiques. Souvent le son de la voix, l’arrangement plus ou moins symétrique des parties de la figure, une taille aisée et noble, ce je ne sais quoi si difficile et même impossible à exprimer, enfin, la douceur répandue et dans les yeux et sur la physionomie, sont, nous le voyons tous les jours au milieu d’un grand nombre de personnes rassemblées et inconnues, sont, dis-je, son premier véhicule. Le germe de ce sentiment d’amitié une fois éclos dans le cœur, il ne cherche qu’à y prendre racine, à s’y étendre ; ses rameaux trouvent bientôt une nouvelle sève dans l’étude plus intime des qualités de l’esprit, du cœur et du caractère. Ce que le hasard commença, le mérite personnel l’achève ; la droiture de l’âme, la constance et la probité en cimentent la durée, et le rendent plus aimable, plus solide et plus précieux. C’est la nature qui forme en nous cet heureux penchant qui nous porte à la philanthropie, pour détruire le prestige de l’égoïsme qui nous réduit et nous ravale ; elle fait plus, elle excite en nous une indulgence, réfléchie et relative, pour les défauts d’autrui. Que lui manque-t-il donc pour être le don le plus précieux de la nature ?… Ô trois fois fortunés les cœurs qui en ont senti tout le charme ! Par cette sensation délicieuse, elle leur apprit qu’il n’est dû qu’à l’extrême vertu d’être indulgente.

« Loin de nous ces détracteurs de tout sentiment épuré, qui prêchent que toutes les affections de l’âme ne viennent que d’un raffinement d’amour-propre ! Ils trouvent leur condamnation dans la nature. Cette mère commune de tous les êtres nous met sans cesse sous les yeux que les animaux mêmes sont susceptibles d’attachement, tant pour leur espèce que pour la nôtre. Oseront-ils soupçonner, dans leur fait, de l’art ou du déguisement ? Diront-ils aussi que tous leurs sentiments ne sont qu’un raffinement d’amour-propre ? Et s’ils sont contraints enfin, par la force de l’expérience, d’admettre une amitié désintéressée dans des êtres qui leur paraissent sans doute inférieurs, par quelle règle d’analogie refuseront-ils ce sentiment à des êtres d’un ordre plus relevé ?

« Nous sommes persuadés, ne leur en déplaise, avec tous les cœurs bien nés, qu’il existe en nous tous, ce levain précieux de l’amitié, qu’il n’attend même pas souvent une occasion choisie de se développer, et que, pour le cœur qui le recèle, son développement est un besoin insurmontable ; nous ne pouvons donc jamais, avec eux, prendre l’amitié pour un mot dépourvu de sens et de réalité.

« Dans le commerce des hommes entre eux, si nous voyons donc se manifester ce prodige par des services rendus sans être sollicités ; si la discrétion a su les taire, pour laisser à la reconnaissance le droit exclusif d’en parler ; si la délicatesse a su quelquefois cacher la main qui présentait l’offrande du bienfait, pourquoi, dans le commerce des femmes entre elles, ce miracle ne s’opèrerait-il pas ? elles surtout plus susceptibles de sensations délicates ;